Du bon usage du Covid
Le Covid s’est installé, nous en sommes à la cinquième vague. Mais que nous ont appris les quatre précédentes? «Une crise insistante est une épreuve, les forts la traversent, les faibles y succombent, le centre ne craque pas à chaque coup», écrivait Fernand Braudel en 1977, trois ans après le déclenchement de la grande crise pétrolière. Quelle épreuve est la crise du Covid, et pour qui? Qui sont les forts qui la traversent? La Chine? Les Etats-Unis? L’Europe? Les riches de partout? Il va bien falloir qu’on lui trouve à, cette crise, quelque enseignement qui soit utile à répondre aux crises comparables qui ne manqueront pas de survenir… On a bien été enseigné·es par les épidémies anciennes, pourquoi le sommes-nous si peu par celle-là? Parce qu’elle nous vient de loin et qu’il faut qu’une épidémie arrive dans notre rue pour qu’on s’en inquiète? Ebola est resté en Afrique, tout le monde ailleurs s’en est contrefoutu, comme tout le monde hors de Chine se foutait du Covid-19 au début de ses pérégrinations.
Et puis elle nous est arrivée de Chine et a révélé à la fois notre fragilité et nos interdépendances locales, nationales, mondiale. Il fallait des mois, naguère, pour qu’un virus nous parvienne d’Asie, il ne lui faut aujourd’hui que quelques heures d’avion. Le coronavirus s’est répandu dans le monde entier en suivant les routes de la globalisation contemporaine, partant d’un lieu symbole de l’intégration de la Chine dans la mondialisation capitaliste, Wuhan, où de gigantesques zones industrielles ont été installées, où nombre de multinationales sont implantées et où se sont rendues quatre millions de personnes en 2019.
L’historien Patrick Bourdelais rappelle que les grandes épidémies sont toujours le moment d’une «tension entre maintien des libertés individuelles et maintien de la sécurité sanitaire collective», entre «poursuite de la vie économique et sociale et sécurité sanitaire». Les épidémies les plus récentes ont eu pour conséquence des choix sanitaires et urbanistiques dont nous bénéficions encore, à commencer par la disponibilité de l’eau potable et la généralisation de la vaccination. Et s’il est vrai que «la lutte contre les grandes épidémies successives est allée de pair avec un contrôle de plus en plus sophistiqué des individus» (confinement, vaccinations, contrôle médicaux, suivi des déplacements, etc.) et que, comme le constate Michel Foucault dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), les mesures de lutte contre les épidémies anciennes annoncent la forme moderne de la discipline sociale (règlements stricts, quadrillage de l’espace urbain, surveillance policière, organisation de la distribution des biens essentiels), il en est de cette discipline-là comme de toutes les autres: peut s’y insoumettre qui accepte de payer le prix de son insoumission.
Comme elles sont bien plus interconnectées que les économies anciennes, avec bien moins de stocks de sécurité depuis qu’elles fonctionnent à flux tendus, les économies modernes ne supporteraient pas ce que celles des siècles passés supportèrent: sans interventions publiques fortes, la corona-pandémie aurait peut-être fait quarante fois plus de victimes qu’elle n’en a fait, et aurait provoqué une crise économique et sociale ravageuse. Il fallait faire ce qui a été fait, et il faut encore pouvoir faire ce qu’on peut faire (c’est la raison d’un «oui» à la loi Covid, dimanche)…
N’empêche: il devrait être évident que si nous voulons éviter d’autres épisodes du même genre, il nous faudrait changer beaucoup de choses: vivre dans des entités plus autonomes, nous déplacer plus lentement, moins souvent et moins loin, travailler moins, consommer moins. Et c’est mal parti: vendredi dernier, c’était le «Black Friday», dans un mois, ce sera les nocturnes de Noël; tout le monde ne rêve que de retourner dans «le monde d’avant»…, celui d’où nous est venu le coronavirus.
Finalement, elle ne nous a pas appris grand-chose, cette pandémie… A moins que ne pourvoie à cette ignorance sa sixième vague. Ou la septième. Ou la huitième…
Le calendrier de l’Avent devrait avoir une drôle de gueule, cette année.
Pascal Holenweg est Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.