Chroniques

Théâtre et emprise

En coulisse

Dans Le gai savoir de l’acteur, la comédienne Franca Rame écrit: «Au temps des Grecs, une femme ne pouvait pas monter sur scène. C’est toutefois un veto qui n’a été imposé qu’à partir du septième siècle avant Jésus Christ. Dans des temps plus anciens, au contraire, les femmes jouaient et inventaient des histoires. C’est avec un certain orgueil que je peux révéler que la tragédie, dans sa forme la plus antique, a été inventée par des femmes. Et détail étonnant, ces tragédies se développaient à partir de schémas comiques et même bouffons.»

Le théâtre a été créé aux premiers temps de l’humanité, d’abord pour des raisons spirituelles (célébrations païennes des mystères de l’existence), puis a muté, dès l’apparition des premières hiérarchies, en une forme de contre-pouvoir ironique destiné à commenter les dérives autoritaires naissantes. Cet alliage de paganisme magique et de critique politique est le fondement du théâtre. Il n’est pas étonnant qu’en réaction à l’essor du patriarcat (concomitant à celui de l’apparition du des hiérarchies), les premières manifestations théâtrales aient été féminines. Mais le théâtre comme tout phénomène social a lui aussi été rattrapé par le pouvoir, et a dû se mettre en conformité avec les règles de la société dans laquelle il évoluait. Cette contradiction explique en partie les dérives dont #MeTooTheatre se fait aujourd’hui l’écho en France – et bientôt ici?

Même s’il se définit comme un art humain qui fait contrepoids au tout-technologique et financier de notre monde globalisé, le théâtre est lui aussi imprégné des structures systémiques qui caractérisent la société dont il se veut le reflet critique. Ainsi la prédominance des metteurs en scène masculins a été, tout au long de l’histoire du théâtre, la norme. Avec ce que cela permet comme abus possibles sur les femmes au sein d’une troupe. Au-delà de la question du genre, il faut aussi interroger la notion de verticalité des pouvoirs qui prévaut dans le monde du théâtre. Le fameux «contre-pouvoir théâtral» est calqué exactement sur même modèle que les autres strates de la société.

Avec en plus le flou artistique! L’objectif commun d’une entité théâtrale est la création d’un spectacle. Les contrats standard stipulent que «tou·tes les intervenant·es doivent se plier à la volonté du metteur en scène et mettre leur savoir-faire au service de l’objectif artistique». A partir de là, on rentre dans la zone de non-droit la plus totale. Libre à chaque chef de troupe de diriger son groupe comme il l’entend. La métaphore maritime est souvent sollicitée pour expliquer ce drôle d’écosystème: on s’embarque pour un voyage à durée déterminée; l’équipage se compose des équipes artistiques et techniques, sur un ponton périphérique se trouve l’équipe administrative, et le tout est chapeauté par le metteur en scène qui a fonction de capitaine. (A noter que ce modèle s’il est majoritaire, n’est pas absolu, de rares troupes permanentes, à l’instar des Belges TG Stan, proposent des mises en scènes faites en commun par les comédien·nes.)

Le capitaine décide du cap. Dans le microcosme artistique, il est souvent celui qui, en tant que promoteur du projet, tient les cordons de la bourse. Il possède de ce fait un double pouvoir qui s’autoalimente: sur le plateau, il est celui qui dirige, et dans la vie civile, celui qui octroie le salaire. Ses exigences sur le plateau sont affermies par sa position de patron financier. Dans des métiers précaires, cet aspect ne doit pas être négligé. Mais c’est bien dans l’intimité des répétitions que sa puissance hiérarchique est déterminante, et ce, même s’il s’agit d’une production fauchée dans un petit théâtre off!

Pour que la vie jaillisse sur scène, que le spectacle aboutisse à l’idée qualitative que s’en fait la troupe, il faut à cette dernière un abandon total aux directives du metteur en scène qui, en sa qualité d’œil extérieur, possède à la fois une vision d’ensemble et une vision détaillée de ce que peut apporter chaque intervenant·e au tout. La dimension magique du spectacle ne peut surgir que si, à l’instar du Contrat social de Rousseau, les libertés individuelles de chacun·e sont en partie bradées sur l’autel de la collectivité, afin d’aboutir à un objet artistique qui dépasse la somme des volontés particulières et apporte en retour une satisfaction supérieure à ses actant·es (comme au public).

La confiance octroyée par les comédien·nes au metteur en scène est donc immense. Un metteur en scène pervers ou trop exigeant pourra, au cours de ce processus, casser durablement ses collaborateurs et ses collaboratrices en état de vulnérabilité, d’abandon de soi, nécessaires à la réalisation du projet, et en profiter pour asseoir son pouvoir de diverses façons, y compris sexuelle. Cette réflexion vaut, bien sûr, pour tous les arts vivants, comme les récentes affaires en Suisse concernant le monde de la danse l’ont démontré.

La métaphore du bateau doit donc être utilisée avec précaution. Dans la vision anarchiste de l’organisation collective (ce qui n’est pas antinomique), le capitaine n’est capitaine que parce que l’équipage accepte de lui octroyer ce rôle, mais de manière concertée en amont; l’équipage peut le démettre de ses fonctions en cas d’abus ou d’incompétence. Parler de culture, c’est aussi parler de culture politique!

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

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lundi 8 janvier 2018

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