Chroniques

Vos insomnies ne sont pas vôtres

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Est-ce que vous voulez en savoir plus sur vos habitudes de sommeil et établir une meilleure routine?» demande l’un des producteurs de montre intelligente en présentant son produit. «Quand je m’endors, explique la femme dans la publicité dédiée, [ma montre] surveille ma fréquence cardiaque et mesure mon taux d’oxygène dans le sang. Comme ça, je peux tout savoir sur mes nuits.» La promesse est la suivante: l’usage de cette technologie de pointe vous permettra de solutionner vos difficultés à trouver le sommeil, d’éviter de vous réveiller au milieu de la nuit sans raison, de vous lever plus reposé·e et serein·e chaque jour de votre vie. Le rêve d’un repos total est ainsi, littéralement, à portée de main.

L’objet révèle davantage sur les préoccupations contemporaines qu’on l’imagine à première réflexion. Les critiques n’ont pas manqué d’y voir l’extension du «capitalisme de la surveillance» (Soshana Zuboff) au dernier endroit qu’il lui restait à coloniser – le sommeil, le repos, le moment improductif par excellence. Mais cette tendance à contrôler, gérer, «routiniser» notre sommeil souligne quelque chose de plus profond, que les travaux1>Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, Editions Amsterdam, Paris, 2021. de Roger Ekirch mettent en évidence. Celui-ci, l’un des pionniers des «études du sommeil» (sleep studies) au sein des sciences sociales, s’est intéressé à la manière dont l’industrialisation du XIXe siècle a modifié le sommeil. Autrement dit: loin d’une dernière oasis de tranquillité, le sommeil apparaît comme profondément impacté par la modernisation de ces deux cents dernières années. La montre-moniteur-espion n’en est que l’expression la plus récente.

La thèse de Roger Ekirch est relativement simple. Le sommeil, dans les sociétés préindustrielles, n’est pas pratiqué en un bloc de huit heures sans interruption, comme aujourd’hui, mais en deux phases de deux à quatre heures de durée, séparées par une pause. Après une phase de «premier sommeil», profond, régénérateur, suit souvent une période de veille, avant un retour au «second sommeil» plus léger. Durant cette pause intermédiaire, les individus s’adonnent à des activités plus ou moins calmes – prière, méditation, mais aussi toilette nocturne, rapports sexuels ou discussion des rêves – sans interrompre pour autant leur repos: les quelques douze heures d’obscurité relative voient donc des phases de sommeil et d’éveil, plus dynamiques et plus riches qu’imaginées généralement. Ce n’est qu’avec la généralisation de l’éclairage artificiel, en particulier électrique, que les limites du temps productif s’étendent jusqu’en soirée et en matinée, contraignant le sommeil à n’être plus qu’un moment de régénération des forces nécessaires au travail, un sommeil à rationaliser.

Avec l’industrialisation, le temps à disposition pour le repos est donc réduit à un horaire rigide, une plage de six à huit heures pour les plus privilégiés, un bloc à consommer d’une traite – et les formes non standardisées sont progressivement perçues comme des pathologies. Alcool, somnifères et autres: les solutions à un problème provoqué par l’organisation du travail, du quotidien, de la production et des échanges se multiplient.

En somme, ce que La grande transformation du sommeil montre, c’est que l’éveil, au milieu de la nuit, est moins un dérangement qu’un reliquat d’un temps préindustriel, un rythme inscrit dans les besoins d’un corps que la modernité cherche à modifier. A méditer lors de la prochaine insomnie.

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Séveric Yersin est historien

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lundi 8 janvier 2018

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