Séropositives sous chape de plomb
«C’était deux médecins, un tout petit bureau et ça a duré un quart d’heure. Ils m’ont dit que j’étais gravement malade, que j’allais mourir dans les deux mois. Il ne fallait plus que je m’approche de quiconque parce qu’on ne savait pas comment ça se transmettait, qu’il fallait que je m’enferme à la maison et que j’attende. Un quart d’heure plus tard, j’étais toute seule sur le trottoir. C’est juste la fin du monde! J’attends juste de mourir et je ne sais même pas de quelle façon, je ne sais même pas comment, personne ne peut l’expliquer, je ne sais pas à qui aller demander des informations.» Zoé 1>Tous les prénoms sont fictifs. fait partie des 30 femmes séropositives au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) interrogées par Vanessa Fargnoli, chargée de cours à la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève, dans le cadre de sa thèse de doctorat. Un travail aujourd’hui publié sous forme de livre 2>Vanessa Fargnoli, InVIHsibles – Trajectoires de femmes séropositives, Ed. Antipodes, 404 p., 2021., qui éclaire une frange de la population restée jusqu’ici dans l’invisibilité la plus totale.
Zoé, Adèle, Charlotte, Manon, Paola et les autres ont toutes été contaminées par le virus du sida entre 1986 et 2002. De nationalité suisse, blanches et hétérosexuelles, elles n’appartiennent à aucun «groupe à risque» tel que défini par l’Office fédéral de la santé publique et se pensaient donc hors d’atteinte de la menace du sida qui les a rattrapées, le plus souvent, via leur partenaire. Agées de 34 à 69 ans au moment de l’enquête, elles vivent aujourd’hui pour la plupart en couple. Un tiers sont célibataires, deux sont veuves (leur mari est mort des conséquences du sida) et 12 d’entre elles ont eu un enfant après le diagnostic.
«L’évolution des traitements médicaux a permis à ces femmes de survivre au virus Vanessa» Fargnoli
«L’évolution des traitements médicaux a permis à ces femmes de survivre au virus, explique Vanessa Fargnoli. Ensuite, elles ont dû apprendre à vivre avec lui, puis accepter l’idée de vieillir en sa compagnie. Et à chaque étape, elles ont dû faire face à la peur, au rejet, à l’isolement et au silence. Le leur, mais aussi celui des proches et de la société dans son ensemble.» L’annonce du diagnostic constitue un choc d’une violence terrible. C’est le moment où tout bascule. L’épreuve est plus redoutable encore pour celles qui ont contracté le virus avant l’apparition des trithérapies, au milieu des années 1990. En l’absence de traitement, il équivaut en effet à une mort certaine. A cela s’ajoute encore la crainte de la déchéance physique, de la souffrance et du rejet social. Après une période de déni, la réalité de leur nouvelle condition biologique et sociale s’impose tant bien que mal. Il s’agit dès lors de donner du sens à cette réalité intolérable en élaborant un récit qui soit acceptable à la fois pour soi et pour les autres.
«Ce qui est très frappant, complète la sociologue, c’est que, dans un certain nombre de cas, l’arrivée du VIH dans l’existence de ces femmes n’apparaît pas forcément comme le pire événement de leur vie mais comme une tuile de plus dans un parcours déjà bien cabossé.» Beaucoup parmi les femmes interrogées dans le cadre de l’enquête ont en effet subi des carences affectives durant leur enfance et/ou des violences sexuelles. Habitées par un sentiment de culpabilité, elles se sentent responsables de n’avoir pu ou su échapper, qui à une relation toxique, qui à des fréquentations malsaines. A leurs yeux, le VIH n’est donc pas le fruit du hasard ou d’un accident mais le dernier acte d’une suite logique d’événements. « Il y avait quelque chose qui clochait avant», racontent certaines, tandis que d’autres vont jusqu’à affirmer qu’elles ont été «choisies» par la maladie.
«Certes, pour quelques-unes, l’infection par le virus est l’événement clé qui brise la ‘normalité’ d’une vie paisible, mais la plupart définissent le VIH comme un événement symptomatique dans leur trajectoire de vie», poursuit la chercheuse. «En effet, l’analyse des récits révèle que le cumul de vulnérabilités antérieures (fragilité mentale, violences sexuelles, épreuves familiales) les a contraintes à se construire une identité avec le VIH a posteriori comme conséquence de ce cumul. Cet exercice de relecture du passé leur a permis d’ancrer le VIH dans leur parcours de vie et, au final, beaucoup estiment que le virus leur a, malgré tout, plus offert que pris.»
Cette prise de conscience, si terrible soit-elle, a pour mérite de provoquer une forme d’électrochoc. C’est le moment de reprendre sa vie en main, d’arrêter de tirer sur la corde, de faire le ménage dans sa vie et d’en «faire quelque chose de positif». De «sublimer» leur VIH, comme l’affirment certaines. «Certaines participantes affirment effectivement être parvenues à se dépasser grâce au VIH», ponctue Vanessa Fargnoli. «Elles ont recommencé à travailler, réussi à fonder une famille, entrepris de voyager… C’est pour témoigner de cela que certaines ont accepté de me rencontrer. Parce qu’elles aimeraient être reconnues pour ce qu’elles sont parvenues à accomplir et pas uniquement en tant que femmes séropositives.»
Hors des groupes cibles
Avancer à visage découvert en portant un tel «fardeau» n’est cependant pas chose facile. Parmi les proches, la bienveillance et la compassion ne sont pas toujours au rendez-vous. Et celles qui ont fait le choix de la transparence doivent affronter certaines paroles et certains actes (l’éloignement des enfants, par exemple) qui trahissent une méfiance sourde mais constante, reflet de la désapprobation sociale que suscite le VIH.
Du côté du corps médical, leur discours n’est pas non plus toujours bien reçu. Dans les premières années de l’épidémie, le personnel soignant n’a en effet pas grand-chose à offrir à ces patientes. Il n’existe alors ni traitement ni structure spécialisée pour les accueillir. Pour la population concernée par l’enquête, ce vide thérapeutique est encore accentué par le fait que ces femmes échappent aux grilles de lecture construites autour de la maladie. La prise en charge et les études se concentrent en effet sur les populations dites «à risque» que constituent les hommes gays, les personnes originaires de pays à prévalence élevée (Afrique subsaharienne principalement), les toxicomanes par injection et les travailleuses du sexe. Représentant une forme d’anomalie dans ce tableau épidémiologique, les femmes séropositives qui n’entrent pas dans cette classification sont difficilement prises en compte par les professionnels de la santé. Pire, elles sont souvent suspectées de comportements irresponsables ou légers.
«La non-prise en compte des femmes séropositives par le système médical conduit à un manque de connaissances dans certains domaines», complète Vanessa Fargnoli. «Leur absence des essais thérapeutiques laisse un vide important sur les effets secondaires des traitements et les empêche également de se raccrocher à un cadre de référence, à un récit collectif de la maladie et donc de partager leur vécu.» Cette mise à l’écart se retrouve dans les milieux associatifs, largement dominés par une population – les hommes homosexuels – avec qui les participantes de l’étude ne se sentent pas beaucoup de points communs.
Pour briser la chape de plomb qui les entoure, environ un tiers des personnes interrogées font le choix de témoigner à visage découvert. Parfois dans les médias, le plus souvent dans le cadre de campagnes de prévention menées auprès du jeune public. Elles restent toutefois incapables d’agir collectivement et donc de peser au niveau institutionnel. L’apparition des trithérapies à partir de 1996 en Suisse modifie cependant la donne. Progressivement, le VIH passe d’un fléau conduisant irrémédiablement à la mort à une maladie chronique, ensuite considérée comme «sous contrôle». Pour la majorité des femmes concernées par l’enquête de Vanessa Fargnoli, cette évolution se traduit aussi par un nouveau statut: celui de «malades indétectables», ce qui signifie que leur charge virale est suffisamment basse pour éviter tout symptôme et tout risque de transmission. En soi, c’est évidemment une excellente nouvelle, puisque cela signifie non seulement que leur espérance de vie se rapproche de celle de la population non infectée au VIH. Mais cela fait également naître certaines ambiguïtés. En effet, si le virus devient indétectable, qu’il ne semble plus exister, il reste bel et bien présent dans l’organisme et continue à susciter la peur autour d’elles. Même si officiellement, à ce stade, les risques de transmission du VIH sont inexistants, la plupart des femmes sur lesquelles Vanessa Fargnoli a enquêté préfèrent d’ailleurs continuer à avoir des rapports protégés. Comme si elles ne parvenaient pas vraiment à croire à leur innocuité.
Ce nouveau statut signifie également qu’elles ne sont plus considérées comme des malades à part entière dont il faut prendre soin. On leur fait comprendre que, puisqu’elles peuvent vivre, elles doivent en profiter. Et que si elles n’y arrivent pas, c’est leur échec, pas celui de la médecine. Enfin, même si ces femmes sont déclarées en bonne santé par le système médical, la lourdeur des traitements et la crainte des effets secondaires sur le long terme péjorent fortement leur sentiment de bien-être. «Cette situation est minimisée par les soignants, analyse Vanessa Fargnoli. Puisque les tests de virémie sont bons, ces patientes sont censées aller bien, mais leur ressenti n’est pas du tout pris en compte.»
Une certaine expertise
Face à cette absence d’écoute et à la dévalorisation de leurs connaissances expérientielles, certaines adoptent des comportements qui échappent à la logique médicale en recourant à des thérapies alternatives ou en ménageant des interruptions dans leur traitement afin de permettre à leur organisme de souffler un peu. «En s’appropriant ou en se réappropriant certaines normes médicales, ces femmes rappellent qu’elles ont une certaine expertise, une certaine agentivité (c’est-à-dire une capacité à être des agents actifs de leur propre vie) et une certaine autonomie», note Vanessa Fargnoli. «Mais là encore, ce sont des décisions qu’elles doivent prendre totalement seules puisque leur opinion ne semble avoir aucun poids et qu’aucune structure n’existe pour les assister dans cette démarche.»
Des pistes qui pourraient permettre de modifier cet état de fait existent pourtant. Selon la sociologue, une meilleure prise en compte des personnes séropositives n’appartenant pas aux groupes cibles dans les programmes de prévention réduirait leur invisibilité tout en élargissant le cercle des individus se sentant concernés par cette maladie. Un travail sur la formation du personnel soignant semble également nécessaire pour éviter tant les discriminations et les comportements hostiles vis-à-vis des personnes séropositives – qui demeurent aujourd’hui encore fréquents aux dires des femmes interrogées dans le cadre de l’enquête – que la relégation de leur parole. Enfin, sur un plan plus institutionnel, les catégories épidémiologiques devraient être affinées en vue d’intégrer plus largement la diversité des profils de femmes contaminées par le VIH en Suisse.
Notes
Cet article est paru sous le titre «Femmes séropositives: plongée dans le monde du silence» dans Campus n°145, juin 2021, magazine de l’université de Genève.