«Il y a donc de l’humanité et de la justice chez les hommes!» Ainsi s’exclame Voltaire dans le dernier chapitre de son Traité sur la tolérance. Le philosophe de Ferney vient d’apprendre, le 7 mars 1763, que le procès de Jean Calas serait révisé. Après deux ans d’instruction, le 4 juin 1764, le Conseil du roi casse le jugement du tribunal toulousain qui avait condamné Calas à mort, donnant raison au philosophe et à ses partisans.
Jean Calas, un marchand protestant, était accusé du meurtre de son propre fils voulant se convertir au catholicisme. Condamné et exécuté sur la base de preuves faibles et d’un fort sentiment anti-protestant, Calas devient, sous la plume de Voltaire, une cause publique à défendre. Le philosophe rédige tout d’abord les Pièces originales concernant la mort des Srs Calas, et le jugement rendu à Toulouse (1762) dans lesquelles il revient sur les faits qui ont conduit à la décision du tribunal. Autour de la figure de ce marchand protestant, se nouent ainsi tous les éléments d’une pratique moderne: la contre-expertise militante.
Il s’agit de contester une décision de justice en mobilisant à la fois des outils typiquement judiciaires (évaluation des preuves et du respect des procédures) et des outils proprement militants (appel à l’opinion publique, dénonciation des mobiles décision). L’objectif est double: gagner dans le cas spécifique autour duquel la mobilisation est menée et obtenir une réforme des institutions. A cet égard, l’articulation des Pièces originales avec le Traité sur la tolérance est exemplaire de l’articulation entre une cause à défendre (l’affaire Calas) et un objectif politique plus vaste (la tolérance religieuse).
Si elle ne disparaît pas au XIXe siècle – pensons aux mobilisations autour des actions contre Alfred Dreyfus qui mêlent politique et expertise judiciaire dans les années 1890 – la pratique de la contre-expertise militante connaît un renouveau dans les luttes des années 1968. L’historien Philippe Artières a montré1>P. Artières, La mine en procès: Fouquières-lès-Lens, 1970, 2023, Anamosa. récemment que la catastrophe minière de Fouquières-Lès-Lens, dans le nord de la France, qui fait 16 morts le 4 février 1970, est le moment d’une radicalisation de la pratique. Le contexte de 1968 permet à des ingénieurs et des médecins de s’investir dans la contre-enquête. Ils réexaminent les responsabilités dans le déclenchement de l’explosion et les décès des mineurs, ce qui aboutit à la constitution d’un tribunal populaire présidé par Jean-Paul Sartre. Ici, le mouvement militant s’estime assez fort pour se passer des tribunaux: il institue ses propres formes de justice, mais n’en reste pas moins tributaire des savoirs experts qui éclairent les causes de la catastrophe et contribuent ainsi à légitimer la mobilisation.
En Suisse romande, la pratique de la contre-expertise militante émerge dans ce même contexte de l’après-68. En février 1973, une explosion sur un chantier souterrain, à Genève, fait un mort parmi les ouvriers. En avril de la même année, sur le même chantier, un autre ouvrier meurt écrasé par le wagonnet de mineur qu’il était en train de remplir. Ces deux morts suscitent des velléités de contre-enquête, d’autant que ce sont dans un premier temps des ouvriers du chantier qui sont accusés d’homicide par négligence et détenus pendant huit jours. Le journal Tout va bien, revue mensuelle créée par des militants de gauche romands, publie dans son édition d’avril 1973 un article qui cherche à élucider les causes de l’explosion. Le Militant, journal du Centre de liaison politique (CLP, groupe marxiste-léniniste genevois), accuse: «Capital-assassin», peut-on lire en Une de l’édition de mars 1973. «Au travers de cet accident de travail, c’est la question de l’immigration qui est clairement posée», poursuit l’article. Pourtant, il n’y aura pas de mobilisation au-delà de ces deux écrits.
L’année suivante, dans la nuit du 30 juillet 1974, Patrick Moll, un jeune apprenti de 18 ans, est abattu par deux policiers municipaux d’Yverdon. Plus tôt dans la journée, il s’est évadé des Etablissements de la Plaine de l’Orbe en volant un fourgon de la prison. Désarmé, roulant de nuit sur un vélomoteur, Moll ne présente aucun danger. L’affaire suscite une vive émotion dans la presse qui prend largement le parti du jeune homme. C’est un journal satirique de bande dessinée, La Pomme (n°5, 1974), qui va mener la contre-enquête. Rolf Kesselring, éditeur du fanzine, écrit: «Très souvent à La Pomme, nous avons détourné l’événement vers le rire, […] pour la première fois depuis trois ans, nous voulons être sérieux parce qu’un jeune homme est mort.»
Le numéro de La Pomme est entièrement consacré à la publication de constatations effectuées sur les lieux où Patrick Moll a été abattu. Le déroulement des faits est reconstitué, sous la plume de Marc Berner, avec l’aide de croquis et de photomontages. Le groupe genevois d’apprentis et d’apprenties Révolte prend le relais de la mobilisation, publiant une affiche tract. En 1975, le Groupe action prison (GAP) organise comme suite politique à la mort de Patrick Moll une Journée d’action contre la répression et les prisons à la Maison de quartier de la Jonction. Cette journée fait partie des toutes premières actions publiques du GAP, qui deviendra un acteur majeur des luttes autour de l’enfermement en Suisse romande. On retrouve ici l’articulation entre mobilisation autour d’un cas spécifique et son élargissement progressif. Mais c’est en 1980 qu’a lieu, en Suisse romande, un cas exemplaire d’articulation entre actions militante et contre-expertise technique.
Alain Urban décède le 29 juin 1980 à la clinique psychiatrique de Bel-Air, à Genève, des suites du traitement qui lui avait été infligé. Il est âgé de 27 ans. Militant au Groupe action prison et à l’Association pour les droits des usagers de la psychiatrie (Adupsy), Alain Urban a été hospitalisé de manière non volontaire le 14 juin 1980 et placé à l’isolement. Une mesure qu’il conteste rapidement par la voix de son avocat, Me Nils de Dardel. Lors de l’hommage qui lui est rendu le 2 juillet, les amies et amis d’Alain soulignent qu’«il est mort pendant une cure de sommeil qu’on lui a imposée». Rapidement, dans le contexte des «controverses psychiatriques» qu’ont remarquablement mises en lumière Cristina Ferreira, Ludovic Maugué et Sandrine Maulini dans leur ouvrage2>C. Ferreira, L. Maugué et S. Maulini, L’Homme-Bus: Une histoire des controverses psychiatriques (1960-1980), 2020, Georg. de 2020, la mobilisation s’accroît. La question du lien de causalité entre la mort d’Alain et le traitement qui lui a été imposé y tiendra un rôle important et mobilisera experts et contre-experts. Pourtant, la dispute technique ne fait jamais perdre de vue l’enjeu politique. Dans les termes de l’hommage prononcé le 2 juillet, le moteur de la mobilisation reste «notre volonté de lutter contre une institution où la conscience et l’amour ne trouvent pas de place et contre une société qui permet et couvre de telles institutions».
De «l’humanité et la justice» aperçues par Voltaire au dénouement de l’affaire Calas à la «conscience et l’amour» revendiquées par les amis et les amies d’Alain Urban, l’histoire de la contre-expertise militante dessine une longue généalogie dans laquelle les savoirs techniques sont mis au service d’un profond désir de changement social.
Notes