Education populaire et mouvements sociaux
L’éducation populaire n’est pas uniquement une éducation qui nous permet de développer une «lecture critique du monde» (Freire). Elle vise également à donner aux groupes socialement opprimé-e-s les capacités de transformer la société.
L’histoire des mouvements sociaux
Un des domaines non suffisamment pris en charge par l’éducation conventionnelle, à savoir par le système scolaire, c’est l’histoire des mouvements sociaux, et en particulier de leurs pratiques de lutte.
Cela tient au fait que, pour le système scolaire conventionnel, l’éducation à la citoyenneté renvoie à la conception libérale de la citoyenneté. Celle-ci réduit la participation citoyenne à l’action politique conventionnelle: les élections (élire) et la représentation politique (être élu).
Or le système scolaire conventionnel ne prend pas en compte une dimension fondamentale de l’histoire des démocraties libérales et sociales depuis le XIXe siècle: les droits civils, sociaux et politiques ont été acquis sous l’effet de mouvements sociaux. Cette conception de la citoyenneté peut être appelée «citoyenneté radicale». Elle considère que l’éducation à la citoyenneté, dans une démocratie, implique de former les citoyen·nes à l’histoire et aux pratiques des mouvements sociaux.
Dans le contexte actuel, où cette mission n’est pas assumée véritablement par le système scolaire, il appartient plus particulièrement à l’éducation populaire de développer l’étude de l’histoire des mouvements sociaux et de leurs pratiques d’action (praxis). Ces mouvements sont divers: mouvements ouvriers et syndicaux, mouvements anticoloniaux et antiracistes, mouvements féministes, écologistes, mouvements de consommateurs·trices, mouvements LGBTQI+, mouvements de personnes malades et/ou en situation de handicap, etc.
Les pratiques d’action des mouvements sociaux en démocratie
Il existe des controverses philosophiques à propos de la délimitation des pratiques d’action acceptables en démocratie pour les mouvements sociaux. Une première controverse porte sur l’opposition entre action violente et action non-violente. Le philosophe Stephen D’Arcy, dans Le langage des sans-voix, a essayé de définir les contours d’un usage juste, par les mouvements sociaux, de la violence en démocratie. Une autre controverse porte sur action légale et action illégale (ou désobéissance). Depuis les années 1960, avec le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, plusieurs philosophes politiques importants se sont prononcés pour une légitimité (sous conditions) du recours à l’action illégale: Hannah Arendt, John Rawls, Sandra Laugier, etc.
Sans entrer dans ces controverses, il est possible d’affirmer que l’éducation à une citoyenneté radicale devrait porter a minima sur la formation à l’action directe non-violente légale. Ce type d’action directe repose sur les droits qui ont été arrachés depuis deux siècles, en particulier par le mouvement syndical: droit de grève, de manifestation, de rassemblement dans l’espace public, etc. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si le mouvement féministe en Suisse a repris l’idée de la grève, qui est un répertoire d’action attaché le plus souvent au syndicalisme. Il est évident pour tout le monde aujourd’hui qu’un régime politique dans lequel ce type de droits ne sont pas garantis aux citoyen·nes ne peut pas être qualifié de démocratique.
Dans certains pays, comme les Etats-Unis ou le Canada, les professionnel·les du travail social et/ou les salarié·es d’ONG sont formé·es dans leurs cursus d’étude à ces pratiques d’action. C’est le cas par exemple des community organizers – comme l’ancien président des Etats-Unis Barack Obama qui, à une époque de sa vie, a été un organizer chargé de développer des mouvements sociaux d’action directe non-violente dans des quartiers défavorisés.
Créa’action: l’action culturelle directe non-violente
L’éducation populaire peut avoir en particulier pour fonction de développer des modes d’action directe non-violente basée sur des pratiques culturelles telles que les pratiques artistiques. Ce sont des approches qui ont été développées par exemple par le situationnisme et qui ont pu être reprises par la suite dans l’artivisme ou encore les mouvements anti-consommation avec le détournement de publicités.
L’action culturelle directe non-violente peut prendre des formes variées telles que le théâtre de rue – comme le «théâtre invisible» d’Augusto Boal –, l’exposition-occupation ou l’installation, les performances – comme les flash mob, particulièrement développées depuis les années 2000 grâce à internet.
L’action culturelle directe non-violente permet la conjonction de deux dimensions de l’éducation populaire. La première est le développement d’une action culturelle à destination de l’ensemble de la population (à la différence d’un art réservé à l’élite sociale); la seconde est la mise en œuvre, à travers cette action culturelle, d’une action directe qui introduit une rapport de force visant à une transformation sociale.
Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation. Ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, http://iresmo.jimdo.com/