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Je te salue, vieil océan!

Tout part de cette masse d’eau qui recouvre 70% de la surface de la Terre: la vie, l’aventure, les échanges, la nourriture, l’imaginaire des poètes. Les civilisations s’y développent. Les puissances s’y affrontent. Les déchets s’y déversent. Découpé, exploité, asphyxié, le vieil océan se meurt. Etat des lieux dans le numéro actuel du bimestriel Manière de voir.
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A une époque où 90% des marchandises transitent par bateau, où la pêche et l’aquaculture assurent la sécurité alimentaire mondiale, où le réchauffement climatique menace les populations côtières, notre rapport à la mer se résume bien souvent au farniente huileux sur la plage. Naguère cœur palpitant de l’échange entre cultures continentales et maritimes, les villes portuaires ont déplacé leurs quais loin des regards, tandis que la brièveté des escales réglées sur l’horloge du juste-à-temps interdit aux marins de poser pied à terre. La page quotidienne que le New York Times consacrait dans les années 1960 aux affaires maritimes, qui incluait les horaires des paquebots transatlantiques, s’est changée dans les années 1980 en un petit encadré annexé aux cotations boursières, avant de sombrer corps et biens.

Ce numéro de Manière de voir entend remettre l’océan à sa place: la première. Il propose trois perspectives complémentaires, chacune accompagnée d’un solide appareil cartographique qui donne à la publication l’air d’un petit atlas. L’histoire, d’abord. Celle des civilisations maritimes, de Venise à Malacca en passant par les grandes expéditions de circumnavigation à la charnière des XVe et XVIe siècles. Ces épopées présentent un trait commun qui se prolonge jusqu’au XXIe siècle: tracer des frontières sur l’eau afin de s’approprier ses richesses. Au traité de Tordesillas qui, en 1494, partageait l’océan entre l’Espagne et le Portugal de part et d’autre d’un méridien répondent comme un lointain écho les zonages contemporains, militaires, écologiques et, surtout, économiques.

Car la mer du XXIe siècle – deuxième perspective ouverte par ce Manière de voir – est avant tout une affaire de gros sous. Les dockers suant dans des soutes amiantées ou perchés sur les boîtes métalliques, les pêcheurs pantelants sur le pont glissant des chalutiers, les matelots philippins sous-payés dont la silhouette fantomatique hante les entrepôts flottants qu’on appelle porte-conteneurs: tous les gens de mer ont éprouvé la morsure du libre-échange. Aux pavillons de complaisance, aux cadences infernales, à la mécanisation, ils ont opposé une résistance farouche et généreuse qu’incarne l’internationalisme des dockers.

Frontières et intérêts marchands convergent d’eux-mêmes vers la troisième dimension de ce numéro: la géopolitique. Dans ce domaine, la rivalité croissante entre la Chine et les Etats-Unis, les fragilités des chaînes d’approvisionnement et la vulnérabilité du réseau de câbles sous-marins pourraient bien passer au second plan, derrière une problématique que la plupart des acteurs avaient jusque-là négligée: le dépérissement des océans, qui suffoquent sous l’effet de la pollution et du réchauffement climatique. Devenue par endroits une soupe de plastique, la mer irriguera-t-elle toujours l’imagination des artistes dont on découvre, au fil des pages, le tropisme marin?

«La mer, histoire, enjeux, menaces», Manière de voir, n° 178, août-septembre 2021, bimestriel édité par Le Monde diplomatique, www.monde-diplomatique.fr

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