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Retour à la terre

De fictions ou de villégiature, de misère ou de tragédie, la campagne reste souvent un décor. Le dernier numéro de Manière de voir s’intéresse à son envers. L’exode rural et l’exil urbain, une agriculture sans agriculteurs, des usines à colis. Et le renouveau d’une longue histoire politique, de la guerre des forêts en Angleterre à l’encerclement des villes chinoises, du Midi rouge aux «gilets jaunes».
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De braves gens peu portés sur la politique, du côté de l’ordre et de la tradition. La ville suppose les villages dociles. Elle voudrait les «territoires» neutres, la terre sincère. C’est ignorer l’histoire des luttes. C’est nier aux sans-terre brésiliens comme aux manifestants contre le barrage de Sivens [sud-ouest français] la qualité de sujets politiques. Les campagnes sont le théâtre de conflits de classes et de visions du monde, pour les sols, l’eau, la qualité de l’air ou des services publics.

Mais la campagne se bat autrement, parce qu’elle change. Spécialisation des cultures au Sud, concentration des exploitations au Nord, course au rendement partout: l’agriculture subit les effets de la mondialisation. Les forêts aussi. Les Chinois se ruent sur les grumes; les scieries françaises ferment les unes après les autres. Symbole d’une économie de flux automatisés, des entrepôts grignotent la frontière avec la ville. Ils invisibilisent le monde ouvrier, confiné dans ces usines à colis éloignées des lieux de vie.

Le marché a souvent expulsé ces travailleurs pauvres loin du centre des agglomérations. Dans les campagnes, en France comme ailleurs, il y a ceux qui partent, ceux qui restent (ou qui essayent) et puis ceux qui débarquent, de toutes sortes: pour vivre une utopie collective ou pour attendre la fin du monde; parce qu’ils rêvent d’espace et de nature, ou parce qu’ils n’ont plus les moyens d’habiter dans les métropoles.

Est-il besoin de préciser que tous ne rejoignent pas les mêmes campagnes? Dans les Hauts-de-France, le Grand Est ou en Bourgogne-Franche-Comté, les campagnes continuent de se vider de leur population. Les prix de l’immobilier y stagnent ou diminuent. Loin d’engendrer la «revanche des campagnes», le Covid a plutôt creusé les inégalités territoriales.

La nouvelle livraison de Manière de voir raconte l’exode rural, les tracteurs à crédit, le surendettement. Elle décrit les organismes génétiquement modifiés (OGM) imposés à l’Afrique, la terre accaparée en Inde ou dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est. Elle évoque encore les rapports sociaux dans le milieu de la chasse, la fin des bistrots en Haute-Marne, les petites routes sur lesquelles on se tue, l’imaginaire de la datcha en Russie ou celui de la musique country aux Etats-Unis…

Dans un texte inédit, l’écrivain John Berger analysait l’œuvre de Jean-François Millet – le peintre de L’Angélus, du Semeur, du Vanneur – et son ambition de donner «dignité et permanence» à la figure du paysan. Dans une création originale pour Manière de voir, Vincent Jarousseau recourt au roman-photo pour dire l’histoire d’Angélique, assistante maternelle, et de Ludovic, agriculteur.

Un couple d’aujourd’hui, dans l’Avesnois rural et post-industriel [Hauts-de-France]. Sans rapport avec la représentation misérabiliste qui prévaut quand la presse ou la télé-réalité s’intéressent à la campagne. Car celle-ci désigne aussi un conflit d’imaginaires. Face à celui, réactionnaire, du «terroir» ou à celui, libéral, des «territoires» (et de leur mise en concurrence), la gauche, toujours plus citadine, peut-elle renoncer à élaborer le sien?

«Les campagnes», Manière de voir no 187, février-mars 2023, bimestriel édité par Le Monde diplomatique, www.monde-diplomatique.fr

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