En peau d’ouvrier
«Des bagnoles en peau d’ouvrier…» C’est ainsi que mon ami Devy, qui avait le sens de la formule, qualifiait les grosses limousines appartenant visiblement à des gens de la haute, lorsqu’il lui arrivait d’en voir passer une dans son quartier. Michel Devy: authentique titi parisien, dont il avait l’accent, la gouaille, la vivacité d’esprit. Autodidacte, il s’était libéré d’un premier métier de tourneur-fraiseur en devenant guitariste, bassiste professionnel, puis chef d’orchestre. Passionné par d’innombrables sujets, il pouvait reconnaître n’importe quel champignon et en citer le nom latin, construire une guitare de A à Z, ou reconstituer en maquette et dans ses moindres détails le Nautilus, le sous-marin à voiles que Fulton avait proposé à Bonaparte pour lutter contre les Anglais! Curieux de tout, bavard, il savait vous tenir en haleine des nuits entières, et se qualifiait lui-même de meilleur «oublié» de France. Il reste pourtant présent dans la mémoire de tous ceux qui l’ont connu. Mon frère.
Un autre ami précieux m’a récemment invité à l’accompagner dans le convoyage d’un voilier d’Italie en Espagne. Huit jours de mer avec, au début, des escales dans les ports de la Côte d’Azur. Et c’est là que l’expression de mon Parisien m’est revenue à l’esprit. Mais ce ne sont pas des bagnoles – somme toute modestes – mais des bateaux en peau d’ouvrier, que j’ai pu découvrir dans les mouillages! Et quels navires: des yachts énormes, rutilants, d’un luxe inouï, propriétés de quelques super-privilégiés, à bord desquels s’affaire toute une domesticité, matelots, cuisiniers, femmes de chambre, maîtres d’hôtel. Je fréquente peu les palaces ou les stations huppées. Tout en sachant qu’ils existent, j’ai donc rarement l’occasion d’observer, même de loin, des milliardaires et leur train de vie. En découvrant en vrai, rassemblés dans des criques, ces dizaines de palaces flottants, j’ai eu une pensée pour mon Devy, mort dans la précarité, pour ne pas dire dans la misère, convaincu jusqu’au bout de l’évidence de la lutte des classes. Combien de pauvres gens ont-ils dû tromper, exploiter, ces richissimes, pour vivre dans un tel luxe, combien de femmes et d’enfants ont-ils affamés?
Heureusement, faisant oublier l’abjection de certains humains, vient la haute mer, avec les longues heures que l’on passe sous le soleil à chercher des airs. A la fin du jour c’est le ballet des dauphins qui jouent à la proue, qui semblent prendre plaisir à sauter puis à disparaître pour émerger un peu plus loin en montrant leur ventre blanc, avant de plonger à nouveau. On les dirait joyeux, et amicaux, comme s’ils voulaient dire par leur danse: «Salut les potes! Bienvenue chez nous!» S’ils savaient, les innocents, que notre espèce est en train de détruire le milieu dans lequel ils vivent, avec la surpêche, nos plastiques et les polluants divers, seraient-ils toujours aussi accueillants?
Puis descend la nuit, naissent les premières étoiles, et plus elle devient profonde, plus le ciel se couvre de points lumineux. On cherche les constellations, on distingue la voie lactée, on se sent soudain minuscule, dérisoire éclat de vie perdu sur une planète, qui n’est elle-même qu’une boule insignifiante lancée parmi des millions d’autres corps célestes dans le vide du cosmos. Face à l’infini, on frôle l’éternité, on est saisi, muet.
Une petite lumière, se déplaçant rapidement sur le fond du firmament immobile, ramène à l’échelle terrestre: un satellite artificiel. Et l’on en vient à se rappeler ce que certains médias, cherchant à faire partager au bon peuple leur admiration servile, ont salué comme un exploit: le récent saut de puce dans l’espace du milliardaire Jeff Bezos, fondateur d’Amazon. Combien de travailleuses aux mains écorchées, de manutentionnaires surexploités, de petits commerçants ruinés a-t-il fallu pour qu’un parvenu s’offre quelques minutes en apesanteur?
De combien de peaux d’ouvriers était faite la fusée qui a rendu possible ce caprice imbécile? «La propriété c’est le vol» disait Proudhon. Au lieu de s’esbaudir devant la prouesse d’un prédateur, ne faudrait-il pas s’interroger à nouveau sur la pertinence de cette affirmation?
La voile se gonfle, la vague est douce, on se replonge dans la contemplation du ciel, en laissant tourner dans sa tête le refrain de Renaud: «Dès que le vent soufflera je repartira…»
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