Chroniques

Un été d’eau et de feu

Transitions

Pour celles et ceux qui, comme moi, vénèrent l’été pour son opulente splendeur, celles et ceux chez qui la chaleur dénoue comme par magie les nœuds qui endolorissent leurs articulations et enserrent leurs entrailles, cet été pourri constitue une véritable frustration! Jusqu’ici, la perspective d’un réchauffement climatique éveillait en moi davantage d’espoirs que d’anxiété. J’imaginais un processus progressif, linéaire, imposant certes quelques adaptations, mais sans brutalité. Oserais-je même avouer (péché d’incohérence) que la canicule de 2003 m’a enchantée! Bien sûr, je savais pertinemment qu’elle était prémonitoire et qu’elle portait déjà en elle la mort et la désolation.

La succession actuelle de phénomènes météorologiques monstrueux, surgissant inopinément dans ce que nous prenions pour de moroses caprices du ciel, m’a fait perdre mon innocence. Peut-être fallait-il cette frustration pour que je commence à m’alarmer sérieusement?

Sur la côte Ouest du Canada, un petit village émergeant du néant de notre inconscient collectif, Lytton, écrasé sous un «dôme de chaleur», eut à subir une température de 49,6 °C, un record. Surtout, à peine avions-nous eu le temps de digérer cette nouvelle qu’une autre, plus terrifiante encore, nous sidéra: après quatre jours de fournaise atmosphérique, le village s’était embrasé et avait flambé en quinze minutes…Rayé de la carte! Un dôme de chaleur suivi d’une sorte d’auto-combustion! On a commencé à comprendre qu’on entrait dans une nouvelle dimension de l’évolution du climat. Et ce n’était que le début. De l’eau et du feu partout sur la planète. Des centaines de morts en Allemagne, en Belgique, en Chine. Des visions hallucinantes de voitures renversées filant à toute allure sur le dos des torrents, et s’encastrant finalement contre les piliers des ponts, des maisons qui s’affaissent comme par résignation en s’enfonçant dans la boue presque sans faire de bruit. C’est ennuyeux que ce soit à l’heure du repas que le téléjournal nous administre des scènes insoutenables dont la force dramatique provoque quelques secondes de paralysie, la fourchette en l’air, les yeux embués de larmes. Bon!… Cela ne nous coupe pas encore l’appétit: c’est terrible, mais c’est loin de chez nous… «Tu verras: un jour ce malheur sera chez toi!». Je sais, mais je n’y crois pas! Les catastrophes sont certes prévisibles mais leurs trajectoires sont aléatoires.

Le nouveau rapport du GIEC vient de sortir. Les quelques extraits du «résumé pour les décideurs» publiés dans les médias nous invitent à changer de référentiel. En matière de climat, le vocabulaire s’adapte à l’incommensurable: le changement devient «bouleversement», la canicule «fournaise», l’incendie «tornade de feu» et la pluie «trombe diluvienne». La limite du réchauffement global à ne pas dépasser serait abaissée de 2 °C à 1,5 °C, rendant l’accord de Paris obsolète car ce point de non-retour pourrait être atteint en 2025 ou 2030 déjà, provoquant un effet d’enchaînement potentiellement irréversible. Jusqu’ici, quand la forêt brûlait, on pouvait désigner des coupables: campeurs imprudents ou défricheurs clandestins, et les dégâts dus aux inondations étaient imputés à l’incurie des autorités. Vu l’ampleur actuelle des feux, il faut des scénarios plus costauds: le président turc Erdogan s’en prend carrément aux «terroristes» kurdes du PKK qui les auraient volontairement allumés. En Californie, serait-ce peut-être la faute à Bill Gates? Cet exercice d’exorcisme prend une allure dérisoire. Selon les scientifiques, les catastrophes climatiques deviennent elles-mêmes des facteurs de changement, générant leur propre climat. Les gigantesques incendies qui ravagent actuellement la planète accélèrent la vitesse des vents et forment des nuages chargés d’eau et déclencheurs de foudre.

Le dôme de chaleur qui stagnait sur Lytton en juin n’a peut-être pas, de lui-même, allumé le feu qui a calciné le village, mais on pourrait faire de ce drame un symbole. Celui d’une responsabilité humaine qui dérive inéluctablement vers l’impuissance: nous sommes dépassés par l’emballement mortifère que nous avons produit.

Les activistes du climat se mobilisent, mais leur tintamarre est étouffé par le tumulte des complotistes et autres climato-sceptiques: ceux qui doutent de tout sauf de leur arrogante certitude. Question lancinante: quand et comment passe-t-on du savoir à la prise de conscience? La tête fait le lien entre ce qu’elle observe et ce qu’elle sait, le cœur s’affole sous le coup de l’émotion, mais il faut que ce flux de colère atteigne les tripes pour que s’active la volonté d’agir. Peut-être suffirait-il qu’on se prenne un dôme de chaleur à 49 °C en septembre sur le Léman pour que la panique nous réveille enfin. Toutes et tous, même ceux qui ont voté contre la loi sur le CO2 en juin dernier.

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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