Chroniques

«Devant quoi sommes-nous?»

À livre ouvert

Certaines lectures provoquent une drôle sensation de satiété, comme si nourris et satisfaits, nous étions tout à coup incapables de lire ou d’ingérer une seule nouvelle page. D’autres ont pour elles au contraire d’aiguiser notre appétit, et la dernière page tournée, nous n’avons qu’une seule idée en tête: prolonger cette lecture par une autre, peu importe que ces pages aient épuisé ou non notre capacité à nous questionner. Lisant, il y a quelques semaines de cela L’imagement*, de Jean-Christophe Bailly, et faisant miennes les questions de l’auteur ­– «que peuvent les images et comment agissent-elles?» – j’ai immédiatement compris que cette lecture serait suivie et prolongée par une autre. Si ma façon de lier les livres entre eux peut varier selon le contexte, l’humeur ou l’urgence, disons que la plupart du temps, bien sûr si cela est possible, j’aime rester dans une même forme d’écriture – ici l’essai – et suivre la même plume. Mon choix allait se porter sur La Reprise et l’Eveil**.

Les premières lignes m’ont immédiatement plu. L’ancrage du propos – le fait de poser dès la première page un horizon – «l’image est ce devant quoi l’on s’arrête, elle est ou devrait être l’arrêt qui fixe le regard» – et une visée – «toute la question, justement, est de pouvoir la rencontrer» – ont produit aussitôt leurs effets. Ce sont bien des images, une image après l’autre, que j’irai chercher à travers cette lecture. Et ce seront des images encore devant lesquelles j’irai, l’une après l’autre, me planter pour voir ce dont elles sont réellement capables. Des images à même de m’arrêter, j’en compte 43 dans ce livre-écrin à la facture et l’impression remarquables. Chacune a été tout d’abord glanée, disons plutôt «repêchée» sous forme de photographie dans l’immense océan «où toutes les images du monde sont mêlées, emportées par des courants, capturées, pillées», pour être ensuite ramenée à bon port par Jean-Marc Cerino, artiste stéphanois.

Un bon port n’est pas forcément un port d’attache, voilà ce que nous montre l’artiste dans son atelier qui, comme le souligne Jean-Christophe Bailly, est plus un atelier de réparation que de création. On répare d’ailleurs une image un peu comme on répare un navire, en lui restituant son sens, en lui redonnant les qualités qui étaient siennes au départ. Plus artisan qu’artiste, Jean-Marc Cerino se garde bien d’imposer un sens nouveau à l’image. Il répare comme certains reprisent, sans volonté de rendre ce travail évident ou visible. Ce qui importe c’est que le navire puisse à nouveau naviguer et l’image être vue avec un œil neuf. L’attention portée vaut ici comme le vent portant là-bas. Jean-Christophe Bailly est on ne peut plus clair: «Le but n’est pas du tout de pictorialiser la photographie, mais de partir avec elle dans un autre advenir ». L’instant T de la photographie – où «il y a eu cela» – n’est ni gommé ni dupliqué, il est dilaté. Et parce ce qu’il l’est, il «s’installe tout autrement dans l’espace, en créant une forme d’insistance».

Force est de reconnaître que chacune des images ainsi glanées puis reprisées – la technique choisie est souvent l’huile sur verre – s’installe différemment face à nous; qu’il s’agisse d’une maison en ruine, du naufrage d’un navire ou d’une manifestation d’ouvriers. Chacune retrouve immanquablement le chemin de notre attention. Ce qui est une gageure dans une société où tant les images que les écrans sont omniprésents, où le flot de celles-là et l’hyperprésence de ceux-ci ne font que croître et s’affirmer, et où notre attention ne semble pouvoir être que partielle et fluctuante. Avec les images de Jean-Marc Cerino, le déferlement cesse pour nous laisser à la fois attentifs et distraits. La rencontre a pris place.

Jean-Christophe Bailly réussit ici le tour de force de dépasser le cadre formel de la monographie d’artiste tout en y restant fidèle jusqu’au bout. J’avais commencé avec ces questions: «Que peuvent les images et comment agissent-elles?». Au sortir de La Reprise et l’Eveil, celles-ci se sont transformées. Car finalement ce qui importe une fois que nous savons devant quoi nous sommes, n’est-ce pas de nous projeter aux côtés des images et, avec elles, de nous questionner à nouveaux frais.

*Jean-Christophe Bailly, L’imagement, Seuil, 2020.
** Jean-Christophe Bailly, La Reprise et l’Eveil. Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino, Editions Macula, 2021.

Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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