Chroniques

Déferlement d’ONG dans ma boîte aux lettres

Transitions

Le temps des vacances offre un léger répit à ma boîte aux lettres, encombrée en temps normal par les enveloppes d’une ribambelle d’ONG sollicitant ma générosité. Il arrive qu’à peine soulagée d’en avoir scrupuleusement honoré une dizaine, le facteur m’apporte de nouveaux appels à l’aide (ou les mêmes), comme si la détresse du monde était sans fin. Quel embarras! Après Caritas Vaud, voilà que débarque Caritas Suisse. Comment choisir entre Urgence Palestine et Suisse-Palestine? Entre SOS Asile et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés? Et pourquoi diable Médecins du monde et Médecins sans frontières n’arrivent-ils pas à se mettre d’accord pour m’épargner un vrai dilemme?

Je trouverais sans doute des explications en lisant attentivement leur documentation mais, par lâcheté ou par paresse, je me contente de leurs lettres: toutes m’assurent que mon don «fait avancer l’espoir et la justice» ou que «sans moi, rien n’est possible». Vu que mes finances sont limitées, je me surprends dès lors à procéder, non sans une certaine brutalité, à des exclusions sommaires. A la trappe, les cétacés: ce mois, je verse ma part aux oiseaux; je lâche les handicapés au profit des sourds et je biffe Pro Natura pour soutenir Greenpeace. Mais c’est effrayant ces bulletins déchirés qui jonchent le sol! En repêcher un ou deux? Oups! J’ai failli larguer Le Courrier, qui fait partie des demandeurs! En moins culpabilisant, cependant: il voudrait juste que je l’arrose comme il suppose que je prends soin de mes fleurs à la veille des vacances. Poétique. Sauf que je ne pars pas en vacances.

Le pire, ce sont les messages de remerciements! L’autre jour, j’ai trouvé dans ma boîte une jolie enveloppe carrée, portant adresse manuscrite, dont j’ai extrait une carte couverte de fleurs. J’ai frémi de joie en pensant que j’étais conviée à un mariage ou à un anniversaire. Erreur! Le message, assorti tout de même d’un bulletin de versement, rendait grâce à ma généreuse fidélité et se félicitait qu’il y ait sur Terre des personnes comme moi. Toute cette émouvante gratitude pour 50 francs versés deux ou trois fois par année? La honte! A en croire le flux des remerciements, je pourrais me vanter d’avoir sauvé plus de vies que Bill Gates!

Entendons-nous: je n’ai rien contre les ONG qui sollicitent mon soutien. Elles ont raison de le faire et je paie volontiers. Simplement, ça m’amuse de raconter mes agacements et ma perplexité devant le business de la bienfaisance (pardonnez cette expression dévalorisante). Ce qui me préoccupe, en fait, c’est ce curieux malaise que l’on ressent quand on se situe à la périphérie des réalités tragiques que les organisations d’entraide s’efforcent de nous mettre sous les yeux. Oui, la nécessité d’agir est reconnue, mais le traitement administratif des versements mensuels lui enlève toute charge émotionnelle, la rabaissant au rang d’une banale facture d’électricité ou de médicaments. Et chaque courrier de remerciement ravive la conscience malheureuse de la portée dérisoire de mon obole face à l’ampleur des désastres à soigner ou réparer.

Comment ne pas ressentir de la colère, aussi, à constater que ma générosité est requise parce que des milliardaires «philanthropes» court-circuitent l’aide publique en choisissant leurs pauvres, et parce que notre pays délègue sa politique d’aide au développement à des multinationales, à travers des partenariats dont elles tirent profit. «Pour quelles raisons n’êtes-vous pas une ONG?» demandait récemment 24 Heures à David Katz, promoteur d’une banque de déchets. «A titre de métaphore, je considère qu’une ONG passe son temps à genoux, les mains tendues en quête d’argent. Or, à mes yeux, il est essentiel d’être debout, solide sur ses pieds (…). Dans cette logique, il est essentiel que [mon entreprise] développe un modèle profitable et dont la croissance pourrait profiter à un maximum de personnes.1>Olivier Wurlod, 24 Heures, 28 juin 2021.»

Depuis la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables, les ONG que je soutiens ont été priées de cesser de faire de la politique, et même de l’information! Elles peuvent mener des campagnes contre le travail des enfants, contre l’exploitation de ressources et la destruction de biotopes, mais sans dévoiler leurs causes ni expliquer le contexte. Panser les plaies et basta! Voilà où nous en sommes: d’un côté la privatisation de l’aide sociale et environnementale, génératrice de profits, de l’autre l’indispensable engagement solidaire des marathoniens de l’aide, soutenus par nos modestes deniers.

Pour rappel, nous étions des centaines de milliers, en Suisse, à porter l’initiative pour des multinationales responsables avec 130 ONG. Debout, oui Monsieur Katz! La charge de l’humanitaire repose sur nous, mais nous sommes des millions. Alors que Bill Gates, lui, est tout seul à devoir décider à qui confier ses milliards. Pauvre homme!

 

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Anne-Catherine Menétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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