L’économie, clé de la transition durable
La transition vers la durabilité est aujourd’hui prônée à beaucoup de niveaux, dans le sillage de l’Agenda 2030 des Nations Unies adopté en septembre 2015. Ce dernier souligne la nécessité «que le progrès économique, social et technologique se fasse en harmonie avec la nature» (préambule), ainsi que celle d’«apporter des changements radicaux à la manière dont nos sociétés produisent et consomment biens et services» (§ 29). La clé de la transition, qu’elle prenne en compte les enjeux climatiques, de la biodiversité ou de l’égalité de droits et de chances, est de changer de paradigme économique.
Cette exigence apparaît clairement dans la définition originelle de la durabilité: un «développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion: le concept de besoins, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.»
Dès lors, il s’agira de réduire l’empreinte écologique d’un facteur correspondant au moment de survenance du «jour du dépassement», soit le jour où un pays dépasse le quota de ressources qui lui est alloué – pour la Suisse, la date fatidique était cette année le 11 mai, d’où en gros un facteur 2,8. Simultanément on augmentera l’empreinte sociale (réduction des inégalités, assurance d’un emploi, revenu décent et insertion au sein de la société).
Une autre économie concrètement
La tâche qui nous attend est une mutation du même ordre que celle accomplie aux Etats-Unis dans les années 1930 par le fordisme et le New Deal, et en Europe par le plan Marshall puis les Trente Glorieuses. A savoir le passage du «capitalisme de la pénurie» (où le bénéfice résultait de la vente de peu d’objets coûteux à une minorité aisée) à celui de l’abondance (où le bénéfice se fait sur la vente à la grande masse d’un grand nombre d’objets peu onéreux).
A cette phase – devenue obsolescence des biens puis des personnes – doit maintenant succéder l’ère de l’utilité, de l’inclusion et du bien commun, suivant la définition du PNUE1>Programme des Nations Unies pour l’Environnement, Vers une économie verte, Nairobi, 2012, p. 9. d’une économie «qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources».
L’impératif de changer fondamentalement la façon dont nous consommons et produisons impose bien une réorientation et non une simple optimisation de l’existant; cette dernière peut être un premier pas, mais qui doit déboucher sur une reconversion des manières de faire.
Très concrètement, la transition vers une économie de la durabilité signifie passer 1) de la sous-enchère globale à un commerce équitable et à l’autonomie locale; 2) du fossile et du fissile aux énergies renouvelables et à un usage économe de l’énergie, à l’image des bâtiments «à énergie positive», c’est-à-dire produisant davantage d’énergie qu’ils n’en consomment; 3) de l’obsolescence organisée à l’optimisation de la durée de vie; 4) de l’agro-industrie à l’agro-écologie – d’après de nombreux·ses expert·es et la FAO, la seule façon de nourrir une population croissante sans dégrader les terres, tout en maintenant une agriculture à visage humain; 5) de la finance spéculative et hors sol à la finance durable, dont les critères doivent maintenant être affinés et précisés.
La chimie devra produire des substances à l’innocuité établie, l’aéronautique s’investir dans le transport ferroviaire et le pétrole et le plastique se reconvertir dans les énergies renouvelables et les matériaux sans impact négatif.
Des réformes structurelles indispensables
Pour y parvenir, il faut travailler sur les orientations structurelles. La première de celles présentées ci-dessous répond à l’exigence d’une gestion rationnelle des ressources planétaires; les deux autres associent de façon particulièrement cohérente les enjeux écologiques, économiques et sociaux. Toutes trois ont encore un fort potentiel de progression et constituent autant d’éléments structurants d’une économie durable.
L’économie circulaire. Dans la nature, tout est cycle: cycle de l’eau, du carbone, de l’azote… Si des millions de micro-organismes ne transformaient pas les feuilles mortes de l’automne en humus pour le printemps, cela ferait longtemps que la vie aurait péri asphyxiée sous ses déchets. Ces cycles sont aujourd’hui fortement perturbés. Quant aux ressources non renouvelables, elles se forment à l’échelle géologique; notre seule possibilité est de passer de la linéarité – «j’extrais, je produis, je consomme, je jette» – aux boucles de réemploi.
Considérant tout déchet et rejet (solide, gazeux ou liquide) comme une ressource au mauvais endroit, l’économie circulaire repose sur «4R» que sont réduire, réparer, réutiliser, recycler; il s’agit de prolonger la durée de vie plutôt que d’acheter du neuf; de réemployer plutôt que d’extraire des matières de la Terre.
Quant à l’économie de la fonctionnalité qui la complète, elle valorise l’utilité fournie par l’objet et sa durée de vie, et non sa possession. Nous avons besoin de services mais pas forcément de posséder le bien qui permet de les assurer; à l’échelle citoyenne, ce sera la mise à disposition de frigidaires, d’outillage et d’autres équipements.
L’option «zéro déchet» se propage et est de plus en plus revendiquée par des restaurants, des écoles, des quartiers, voire des villes. Mais le chemin est encore long. Selon le «Circularity Gap Report 2021» édité par Circle Economy, 50 milliards de tonnes de matériaux ont été extraits mondialement en 2020, dont 10 milliards de tonnes de minerais métalliques. Le taux global de circularité de ces matières plafonne en-dessous de la barre des 10%.
Pour passer du fonctionnement linéaire au fonctionnement circulaire, la législation doit interdire toute matière ou produit non recyclable. Des concepts modulaires avec des composantes interchangeables, des pièces de rechange standardisées et des délais de garantie suffisants sont indispensables, ainsi qu’une obligation de réparer et de recycler. Pouvoir réparer des objets est un service fort apprécié – avec de nombreux emplois locaux à la clé, et l’Union européenne prévoit un droit du consommateur à la réparation. Mais en raison de prix faussés, la réparation reste souvent plus chère que l’achat d’un produit neuf.
Le commerce équitable. Né dans les années 1950 aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, il compte quelque 12 millions de bénéficiaires dans le Sud (essentiellement des agriculteurs·trices et des artisan·es) et vise à leur assurer individuellement ou à travers des coopératives des débouchés stables et un revenu correct. Quant au/à la consommateur·trice, il ou elle dispose d’une garantie sociale mais aussi environnementale, les labels du commerce équitable incluant de plus en plus les approches agro-écologiques.
Démontrant la faisabilité d’un commerce mondial répondant aux diverses dimensions de la durabilité, le commerce équitable représente un volume de 9,6 milliards de dollars sur un flux global de marchandises de près de 19’670 milliards de dollars. 10% du commerce équitable relèvent du secteur agricole, ce qui donne une part de marché de 0,5%. Très peu encore, mais en augmentation régulière.
Le modèle trouve son écho au Nord à travers les notions de traçabilité et de juste prix mises en avant par des organisations de consommateurs et de producteurs. C’est ce que Max Havelaar, organisation qui promeut les filières équitables, appelle l’«équitable local». Le lait équitable, lancé voici peu par la Vaudoise Anne Chenevard, a par exemple rapidement trouvé son public en Suisse.
L’économie sociale et solidaire (ESS). Les personnes s’y organisent elles-mêmes pour répondre à leurs besoins en constituant des mutuelles et coopératives de production, d’épargne, d’assurance et de logement. On y trouve diverses formes d’entreprises et modalités juridiques, dont le point commun est d’être dévolues à l’utilité d’abord.
Toutes ces entreprises n’hésitent pas investir dans la minimisation de leurs impacts écologiques et la maximisation de leurs impacts sociaux; la durabilité et l’Agenda 2030 sont dans leur ADN2>Laville J.-L., Cattani A.-D., Dictionnaire de l’autre économie, Gallimard, 2006.. Un de leurs engagements est le plafonnement de la rentabilité, trop souvent obtenue dans l’économie conventionnelle au détriment de facteurs écologiques et sociaux, mais aussi des consommateurs et des consommatrices, des salarié·es et de l’appareil productif.
Notes
René Longet est expert en durabilité. La seconde partie de cette réflexion paraîtra jeudi 15 juillet.