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«Transformer le monde» ou «changer la vie»?

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Qu’est-ce qu’une vie humaine?

Participe-t-elle, comme le soutient l’humanisme traditionnel, d’une essence intemporelle? Peut-on réduire une personnalité – comme semble y incliner les courants dominants de la psychologie – à une addition de fonctions psychiques explicables par des processus neuronaux nichés dans le cerveau?

Des penseurs hétérodoxes ont tenté de contredire cette naturalisation de l’Homme doublée d’une omission de l’Histoire. C’est le cas de Lev Semionovitch Vygotski (1896-1934) auquel est associée l’ambition d’une psychologie matérialiste-historique; c’est celui aussi, plus près de nous, de Lucien Sève (1926-2020) – un philosophe qui a envisagé, dans son ouvrage Marxisme et théorie de la personnalité (1969), de fonder une véritable «science de la biographie».

L’expression a de quoi surprendre: une science du particulier ne représente-t-elle pas une contradiction suivant la dichotomie commune opposant le général – seul objet de science – et le singulier – condamné a priori à la seule saisie clinique?

Non, répond Sève. Pour comprendre son raisonnement dialectique, il nous faut revenir aux sources de sa formation intellectuelle. L’une d’elle nous ramène à Georges Politzer (1903-1942), jeune communiste hongrois, exilé à la suite de l’écrasement de la République des Conseils, important animateur de l’Université ouvrière de Paris, résistant et fusillé au mont Valérien. En 1947, paraissait à titre posthume sa Crise de la psychologie contemporaine. Politzer y affirmait que «la psychologie ne (détenait) nullement le secret des faits humains, simplement parce que ce secret n’(était) pas d’ordre psychologique».

On reconnaît, là, l’écho d’une thèse de Marx sur Feuerbach (la VIe) dont Politzer, comme Vygotski, a contribué à asseoir la réception: «L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux.»

Cette thèse deviendra déterminante pour Lucien Sève aussi bien; il la prolongera même en introduisant le concept original d’«excentration» sociale de la personnalité.

(Comme l’observation des «enfants sauvages» en témoigne, on ne naît pas psychiquement Homme, on a à le devenir en société.)

Dans Pour une science de la biographie, suivi de Formes historiques d’individualité (2015), Sève précise que l’«idée matérialiste d’excentration de l’essence humaine traduit (…) le procès millénaire par lequel les hommes, en produisant leurs moyens de subsistance (…), produisent une humanité sociale objective à partir de laquelle chaque petit d’homme, lui réimprimant une forme psychique subjective en s’en appropriant une part infiniment singulière, se fait homme au sens historiquement développé du mot, s’hominise.»

Le matérialisme historique n’est pas, pour Sève, qu’une science opérante pour appréhender les sociétés humaines, il enrichit également l’intelligence des individualités. Marx aurait anticipé ainsi une interprétation équilibrée à la fois étrangère «au psychologisme qui croit pouvoir penser l’individu sans l’histoire et au sociologisme qui croit devoir faire abstraction des hommes pour traiter les faits sociaux comme des choses».

«Le monde social, c’est-à-dire en fait l’humanité objective, précise Sève dans un paragraphe dense, n’est en rien un simple ensemble de circonstances se bornant à conditionner du dehors des conduites endogènes; c’est le centre même des activités proprement humaines – langagières, laborieuses, ludiques, civiques… – dans lesquelles vient s’engendrer en s’y emmaillant l’activité des individus (…) selon des dialectiques enchevêtrées entre motivations intimement subjectives et logiques socialement excentrées.» Nul déterminisme mécaniste ici, nulle nature humaine, nulle essence métaphysique mais bien des présupposés historiques toujours concrets.

Afin d’exprimer comment «en général» se produit le concret «singulier», Sève se munit d’un second concept – base, d’après lui, de toute science psychologique effective –, celui des «formes historiques d’individualité». Par cette formule, il entend signifier les façons d’être induites chez les individus par une formation sociale donnée. L’établissement d’une scolarité obligatoire, les discriminations de sexe, le droit à une retraite, pour ne prendre que trois exemples, sont des logiques sociales décisives dans la production des personnalités humaines.

Savant mais militant aussi bien, Lucien Sève considérait que sa science de la biographie devait nourrir la pratique politique, appuyer le dépassement de la société de classe pour contribuer au développement intégral ou multilatéral de tous les individus .

«Transformer le monde» ou «changer la vie»? Sève nous convainc que ces deux impératifs marxien et rimbaldien – loin de s’opposer – sont foncièrement solidaires.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org)

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lundi 8 janvier 2018

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