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Quand les Suisses aidaient encore

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«La Suisse est un Etat neutre qui profite de sa neutralité pour soulager les catastrophes humaines», lit-on dans une ancienne édition du Petit Larousse illustré. Mythe fondateur tenace, la tradition humanitaire de la Suisse a pourtant été remise en question par l’historiographie depuis les années 1970. Alors que la politique d’asile helvétique est devenue tellement restrictive et dissuasive que les autorités fédérales craignent d’abord que le pays joue le rôle d’espace de transit sur la route d’Etats plus accueillants, le regard détaillé sur le rôle de la Suisse lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918) de Patrick Bondallaz permet de saisir tant la dimension fantasmée que les aspects plus tangibles de ce mythe.

Patrick Bondallaz est historien au siège de la Croix-Rouge suisse à Berne et a déjà consacré plusieurs années de recherche à l’histoire de l’humanitaire. C’est fort de son expérience qu’il aborde ce sujet complexe et dresse un portrait convaincant non seulement de la politique fédérale mais – et c’est là le grand mérite de son ouvrage – également des acteurs de la société civile. Si l’étude confère une place centrale aux hommes politiques et aux militaires, on y découvre tout autant les gens ordinaires, les citoyens concernés, celles et ceux que les souffrances ne laissent pas de marbre.

Inter Arma Helvetia consacre ses premières pages au cynisme des dirigeants franco-allemands. Le début des hostilités révèle très vite le statut inédit de la Grande Guerre, et notamment au vu du nombre extraordinaire de prisonniers de guerre capturés lors des premières batailles. A la lecture des débats autour de l’échange de prisonniers qui s’engagent progressivement entre les belligérants, difficile de ne pas avoir la désagréable impression d’assister à un marché aux bestiaux: l’état de santé des prisonniers, plutôt que soulever des soucis quant à leur convalescence, est un objet de négociation. Par peur de recevoir des hommes en moins bonne santé que ceux restitués, la France et l’Allemagne hésitent longuement avant de concéder aux échanges. Chaque homme, dans ce contexte, est réduit à sa capacité productrice – pour ceux qui réintégreraient l’usine – ou destructrice – pour ceux qui retourneraient au front.

Quant à la Suisse, Patrick Bondallaz montre avec doigté la complexité et, surtout, l’évolution de la thématique de l’aide humanitaire. Le fossé qui se creuse dès les premiers coups de feu de part et d’autre de la Sarine s’exprime notamment dans l’attitude vis-à-vis des civils déplacés et des soldats capturés: à l’investissement immédiat et passionné des Romands répond un certain détachement alémanique – l’invasion de la Belgique neutre par les troupes allemandes agit pour les premiers comme un inacceptable crime, tandis que les seconds rationnalisent l’acte. Néanmoins, un second fossé se creuse entre le désir d’aide d’une large parte de la population et les calculs politiques des autorités fédérales: plutôt qu’un soutien désintéressé aux malades, blessés, déportés et réfugiés du conflit, Berne pondère avec soin l’engagement helvétique. L’épouvantail d’un débordement des capacités d’accueil est régulièrement agité – rien de neuf sous le soleil – pour limiter la portée de l’aide humanitaire, tout comme celui de l’impact potentiel des réfugiés sur le marché du travail helvétique. A ce titre, une solution fascinante est établie pour que les soldats internés travaillent – il est primordial qu’ils n’oublient pas les valeurs fondamentales de l’emploi – tout en s’assurant que le produit de leur labeur ne trouble pas les rapports économiques locaux: un système d’économie fermé est établi, plaçant ces milliers d’hommes hors de l’appareil productif helvétique.

Si l’un des intérêts de l’étude de Patrick Bondallaz est de souligner la complexité de ces questions du point de vue de la population comme des autorités, et de s’intéresser autant à l’engagement auprès des prisonniers retenus à l’étrangers ainsi qu’à l’accueil dans les frontières helvétiques, un raccourci auquel il souscrit est regrettable. La Suisse, présentée à plusieurs endroits comme un îlot au sein d’une Europe barbare, paraît toujours plus imbriquée au sein du premier conflit mondial à mesure que l’historiographie explore cette thématique. Inter Arma Helvetia suggère que la population suisse prend pleinement part au drame qui déchire l’Europe – peut-être autant que la population des campagnes du sud de la France ou du nord de la Prusse. Peut-on encore affirmer que la disette, les soins prodigués aux blessés graves, la mobilisation des soldats ou l’engagement des infirmières hors des frontières ne constituent que des «contrecoups» des hostilités, comme Patrick Bondallaz l’écrit? La Suisse, n’en déplaise à certains, semble toujours avoir participé pleinement au destin européen, dans ses plus belles comme dans ses plus terribles heures.

Séveric Yersin est un historien romand établi à Berlin.

Patrick Bondallaz, Inter Arma Helvetia. L’action humanitaire suisse pendant la Grande Guerre, Neuchâtel, Alphil–Presses universitaires suisses, 2021.

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