Chroniques

En guise de conclusion

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Après cinq ans d’activités dans ces colonnes, voici ma dernière chronique, une occasion de mettre en perspective ces contributions livrées au fil du temps et de l’actualité. Je suis devenue historienne parce que j’étais fascinée par les traces du passé et la possibilité de construire un récit à travers elles. Je voyais là un mystère à résoudre, une manière d’aller au-delà des apparences. J’étais aussi habitée par l’idée qu’il faut prendre les acteurs et les actrices historiques au sérieux et tenter de percer leur subjectivité. Par la suite, j’ai essayé de trouver des moyens d’articuler cette dimension individuelle avec une analyse des structures. La société est traversée par des rapports de pouvoir et de domination. Les individus les font jouer en leur faveur, les contestent, cherchent à les contrer et à les renverser par différents moyens. Aucun acquis social, aucune liberté n’est donnée, elles reflètent des victoires des groupes dominés, des changements dans les rapports de force obtenus grâce aux luttes et aux mobilisations. C’est ce que j’ai tenté à travers différents exemples d’analyser dans mes chroniques. Je voulais aussi montrer que certains espaces sont propices à l’émancipation alors que d’autres ne le sont pas. Je crois que c’est ce que voulait dire Audrey Lorde par «les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître.»

Si l’histoire peut être vue comme une chronique des possibles, elle doit non seulement rendre compte des rapports de force, mais aussi ne pas tomber dans le piège du récit d’un progrès continu. Ce mot de progrès est très compliqué, car il revêt une dimension positive (le développement vers quelque chose de mieux), mais il renvoie également de plus en plus aux écueils de la technologie, au fait que le progrès immédiat engendre un cycle de destructions qui mènera à l’anéantissement, ou au moins à la péjoration, de notre cadre de vie. Et déjà quand j’utilise le mot «écueil», il y a l’idée sous-jacente que la nature même du progrès et de la technologie est positive, malgré quelques effets secondaires désagréables. Je crois qu’il est aujourd’hui nécessaire de se demander: de quoi avons-nous vraiment besoin?

L’histoire me passionne aussi parce qu’elle constitue un instrument de politisation des espaces souvent considérés comme relevant de l’intime ou de la sphère privée, comme la famille, le couple, ou plus généralement les relations sociales. Parce qu’on peut en retracer l’histoire, ils apparaissent comme le résultat de processus de longue durée et perdent leur caractère naturel. En les analysant de cette manière, on peut aussi révéler leurs dimensions oppressives et montrer qu’ils ne profitent pas à tout le monde de la même manière.

Enfin, un autre aspect important de cet inventaire (forcément incomplet) consiste à regarder l’histoire comme un enjeu politique du présent (même si ce que je dis plus haut correspond aussi à cette démarche). Alors que j’écris ces lignes, je pense à deux historiens aujourd’hui disparus, Charles Philipona et Philippe Patry, qui ont accompagné avec respect mes premières années d’apprentie historienne. A cette époque, nous étions fasciné·es par les trucages photographiques des Soviétiques destinés à éliminer les dirigeants tombés en disgrâce. Il me semble que la France et l’Italie nous ont récemment donné un bel exemple de la manière dont un Etat réécrit l’histoire pour renforcer sa légitimité (et celle de son action) dans le présent. Il y a quelques jours, Paolo Persichetti, ancien militant des Brigades rouges longtemps emprisonné en Italie, a écrit à propos de la confiscation de ses archives et de ses notes personnelles par la police italienne: «Oggi sono un uomo nudo» (aujourd’hui, je suis un homme nu). Cette phrase m’a profondément touchée, car il dit là qu’il a été dépossédé de son passé et de la possibilité d’en rendre compte de manière documentée. Empêcher l’accès aux archives, c’est faire barrage à l’établissement de la vérité historique. Le Conseil d’Etat français a récemment tancé le gouvernement qui cherche à multiplier les entraves à l’accès aux archives en imposant une «déclassification préalable» à la communication des documents classés «secret-défense», même après le délai légal de 50 ans. Cette manœuvre paraît bien opportune au moment de l’ouverture des archives de la guerre d’Algérie… Pire, le projet de loi relatif à la prévention du terrorisme prévoit de ne pas rendre publiques les archives qui auraient une «valeur opérationnelle», notion bien floue qui permet aux autorités d’agir de manière discrétionnaire…

Voilà donc quelques réflexions en guise de conclusion. Je remercie toutes les personnes qui m’ont encouragée, qui ont lu ces chroniques et m’en ont parlé. Vos retours ont donné du sens à cette écriture souvent solitaire. Je remercie aussi la rédaction du Courrier pour la place accordée.

Alix Heiniger est historienne.

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lundi 15 janvier 2018

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