Intersectionnel lave plus blanc
Une femme déambule au ralenti dans les couloirs marbrés de ce qu’on devine être une prestigieuse institution américaine. Elle rayonne, épanouie. «Je suis une femme de couleur. Je suis une maman. Je suis une milléniale cisgenre1>Milléniale cisgenre : personne née dans les années 1980 ou 1990 dont l’identité de genre correspond au sexe biologique., déclare-t-elle. Je suis intersectionnelle, mais mon existence n’est pas un exercice où l’on coche les cases… Je ne me suis pas faufilée à la CIA [Central Intelligence Agency]. (…) J’ai gagné ma place et j’ai gravi les échelons.»2>«Humans of CIA», chaîne YouTube de la CIA, 25 mars 2021. Cette vidéo postée fin mars sur la chaîne YouTube de l’agence américaine de renseignement n’est pas une parodie réalisée par des militants de Black Lives Matter pour dénoncer la récupération du mouvement. Ni un spot féministe, malgré le poing levé dans la croix de Vénus imprimés en rose sur le tee-shirt de la jeune femme. «Je suis instruite, qualifiée, compétente», poursuit-elle. «J’ai longtemps lutté contre le syndrome de l’imposteur. Mais, à 36 ans, je refuse d’intérioriser les idées patriarcales erronées sur ce qu’une femme peut ou doit être.» On imagine le soulagement des survivants yéménites apprenant que leur famille rassemblée pour un mariage a été pulvérisée par un drone intersectionnel.
Avis urbi et orbi: la CIA ne serait plus un repaire de réactionnaires. Spécialisée dans l’organisation de coups d’Etat en Amérique latine ou au Proche-Orient et dans le financement de groupes paramilitaires d’extrême droite, l’agence recrute son personnel parmi les diplômés des plus grandes universités américaines, où la séquestration arbitraire et la torture par l’eau n’ont pas toujours bonne presse. Aguicher les étudiants conservateurs? Les rapports exécrables entre les chefs des services d’espionnage et l’ex-président Donald Trump ont creusé un fossé entre les républicains et le renseignement. Lequel, depuis l’invasion du Capitole à Washington, le 6 janvier dernier, voit dans la jeunesse ultraconservatrice moins un vivier qu’une menace intérieure. A contrario, démocrates et services secrets ont noué contre M. Trump et la Russie une alliance improbable. Et parlent désormais le même langage. La CIA a d’autant plus volontiers adopté ce jargon en vogue qu’il offre un ripolinage gratuit à l’une des institutions naguère les plus haïes par la gauche. «Je suis de plus en plus embarrassé d’être un mâle blanc», confessait avec un sérieux de croque-mort M. John Brennan, son ancien directeur, invité le 1er mars dernier sur la chaîne de gauche MSNBC…
A l’instar des dirigeants de grandes banques posant un genou à terre en hommage à George Floyd en même temps qu’ils expulsent de leur domicile des ménages surendettés, la CIA parie que les diplômés progressistes se soucient moins de contester l’ordre économique et l’impérialisme américain que d’entendre les dominés revendiquer leur identité individuelle. «Je suis fière de moi, clame l’héroïne de la vidéo, j’incarne fièrement la fille d’immigrés hispaniques et l’officier de la CIA que je suis. Je ne m’excuse pas d’être moi. Et je veux que vous soyez vous-mêmes sans réserve, qui que vous soyez.» Militants de gauche, jetez aux orties ces complexes ringards: la CIA vous tend les bras.
Notes
Article paru dans Le Monde diplomatique de juin 2021, www.monde-diplomatique.fr/