L’Italie des années 1968-1980, quelle version de l’Histoire?
Au petit matin du 28 avril dernier, la police a arrêté des personnes réfugiées en France au bénéfice de la «doctrine Mitterrand». Elles appartenaient aux groupes d’extrême gauche (Lotta Continua, Brigades rouges) impliqués dans la lutte armée en Italie entre la fin des années 1960 et 1980, une époque où le pays est secoué par des conflits sociaux d’une très grande ampleur. Elles avaient accepté de renoncer à leur combat et en contrepartie pouvaient vivre dans une relative tranquillité en France.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron se joint à la vaste opération de communication lancée par le gouvernement italien qui se traduit par une nouvelle demande d’extradition. Mais comme l’a noté Le Canard enchaîné du 12 mai dernier, lors de l’audience d’extradition, la juge était pour le moins troublée de devoir statuer sur des requêtes rejetées dans les années 1980 et 1990. En droit, on ne juge pas une cause deux fois, à moins que de nouveaux éléments soient mis au jour. Cette situation présage pour les neuf personnes concernées un futur de méandres administrativo-judiciaires, d’une convocation et d’une arrestation à l’autre.
Alors qu’on commémore les 150 ans de la Commune, il n’est absolument pas question d’une amnistie pour les actes commis en Italie entre la fin des années 1960 et 1980. La même presse qui remplit ses colonnes de Communard·es n’évoque même plus cette possibilité.
Le gouvernement italien fait ainsi preuve d’un acharnement pathétique, une politique de vengeance qui ne peut être comprise que comme une réaffirmation de son ancrage à l’extrême droite (attestée par la composition du gouvernement qui compte plusieurs membres de la Lega Nord et de la droite conservatrice proche de Berlusconi). Cette posture s’inscrit aussi dans l’élaboration actuelle d’une politique européenne antiterroriste – à laquelle la Suisse participe avec la Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme soumise au vote le 13 juin–, qui implique de sévères restrictions des libertés et un renforcement de la surveillance policière1>Voir l’article publié dans la WOZ du 20 mai 2021, «Aufewigein ‘Gefährder’»..
Certains considèrent que cette demande d’extradition marque la fin d’un cycle commencé à la fin des années 1960 (dans l’hypothèse où la requête serait satisfaite et que les personnes concernées purgeraient les peines auxquelles elles ont été condamnées). Il me semble plutôt qu’elle reflète deux dynamiques. D’abord, la demande d’extradition n’est rien d’autre qu’une opération de communication permettant à peu de frais au gouvernement italien de signifier son attachement à une politique antiterroriste et de faire savoir que celle-ci concerne toute personne qui remettrait en cause la légitimité de l’Etat et de sa gestion néolibérale.
Ensuite, cette démarche contient une dimension historiographique et mémorielle. Il s’agit d’imposer une version des événements du passé. A ce titre, la défection de journaux comme Libération, qui a longtemps soutenu les exilé·es, est particulièrement inquiétante. Jusqu’à aujourd’hui, les demandes d’extradition des autorités italiennes étaient l’occasion pour la presse de rappeler les lois exceptionnelles qui avaient permis les condamnations, une administration de la preuve basée uniquement sur les témoignages de «repentis», des personnes elles-mêmes incriminées qui choisissent d’en dénoncer d’autres pour obtenir des réductions de peine voire un acquittement.
Il suffit d’examiner d’un peu plus près certains de ces procès pour voir que l’accusation n’est qu’un château de cartes. Par exemple, lors du procès intenté en 1990 à Adriano Sofri, Ovidio Bompressi et Giorgio Pietrostefani pour le meurtre du commissaire Calabresi, la seule «preuve» de leur culpabilité est les «aveux» du «repenti» Leonardo Marino, qui revient à plusieurs reprises sur ses dires et se contredit… Dans son article du 29 avril (repris par Le Courrier), Libération se contente de citer les aveux de Cesare Battisti sans préciser dans quelles circonstances ils ont été obtenus.
L’opération de communication a donc une double dimension. La seconde me navre plus particulièrement en tant qu’historienne puisqu’il s’agit bien d’imposer une version de l’histoire (dont la presse se fait la caisse de résonance) d’une période en occultant des faits pourtant bien établis. Il n’est plus question de la «stratégie de la tension», des attentats de la piazza Fontana en 1969 et de la gare de Bologne en 1980, perpétrés par les groupes néofascistes avec le soutien des polices et des services secrets italiens. Ni du rôle de la CIA, du réseau Gladio, de la loge P2 et de tous les nostalgiques du fascisme bien déterminés à prendre le pouvoir en Italie à l’époque…
Notes
Alix Heiniger est historienne