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Le boxeur de la librairie du XXIe siècle

Avec la publication de Le Funambule du livre, Pascal Vandenberghe, directeur des librairies Payot en Suisse, sert un plaidoyer pour la cause du livre. Recension par François de ­Bernard.
Parution

Et si l’avenir du «livre papier» – tel que nous aimons à le humer, à le soupeser, à le feuilleter et caresser avec bonheur – et celui de la librairie indépendante pouvaient s’évaluer à l’aune de l’expérience menée avec succès depuis deux décennies par Pascal Vandenberghe, son équipe et le réseau de librairies Payot? Le Funambule du livre1>P. Vandenberghe, Le Funambule du Livre suivi de La Librairie est un sport de combat, 256 pp., Ed. de l’Aire, 2021., nourri de ses entretiens avec Christophe Gallaz, complété par l’essai La Librairie est un sport de combat, procurera aux sceptiques, persuadés que la librairie traditionnelle est à l’agonie, plus que des raisons d’espérer: la conviction que le livre objet et la librairie physique de proximité resteront des pivots essentiels de la vie morale, sociale et politique d’une Cité envahie par le tout-numérique.

Montaigne parlait avec affection de sa «librairie», mot délicieux auquel nous avons substitué le plus clinique «bibliothèque». Il voyait déjà dans la librairie le plus beau lieu du monde, celui de tous les possibles et imprévus: ces rencontres qui a priori ne devaient pas se faire, mais se concrétisent par la grâce d’un livre que nous ne recherchions pas et dont nous n’avions pas la première idée des horizons vers lesquels il nous projetterait (la «sérendipité»!). Pascal Vandenberghe a fait sien ce théorème, car, d’un côté, il est bien un lecteur compulsif et passionné, s’efforçant de rendre compte par ses chroniques de ceux qui l’ont touché, comme dans Cannibale lecteur (Favre, 2019), en ignorant la doxa et les goûts dominants. Mais, d’un autre côté, préparé par son parcours dans les différents métiers cloisonnés du livre, il a relevé le défi le moins évident de cette industrie supposée «déclinante»: reprendre en 2014 avec l’aide de Vera Michalski le réseau centenaire des librairies Payot, lui insuffler une grande transformation, respectant les caractéristiques de son histoire et de son biotope («Payot était sauvé, et avec lui le fragile écosystème du livre en Suisse romande»), en en faisant une «entreprise éthique» avec l’assentiment du personnel. Leur enjeu commun: rebâtir la librairie contemporaine comme lieu de vie, de séjour, de découverte, de rencontre, de lecture sur le vif et de partage sans équivalent.

Les défis posés par les poids lourds tels qu’Amazon (ce serial killer de la librairie indépendante: «Amazon est à la bibliodiversité ce que Monsanto est à la biodiversité») et l’importance croissante de l’impression numérique à la demande, Vandenberghe les affronte avec une approche économique réaliste. C’est ainsi qu’il préconise la mise en place d’un outil commun aux libraires («une machine d’impression numérique à proximité du marché des libraires»), permettant de répliquer à l’hégémonie amazonienne et répondant en partie à la quadrature du cercle du métier de libraire: la lourdeur financière structurelle de gestion des stocks.

Ce livre surgit en un moment critique où tout paraissait (presque) perdu pour le livre, considéré comme «un bien» plus forcément «essentiel» face au prisme sanitaire. A l’opposé du scénario princeps, qui anticipait un écroulement des ventes, les commandes de livres physiques ont en fait explosé, et le livre numérique n’a pas effacé son précurseur: «Si chaque livre imprimé est un ‘objet’, sa version numérique n’est qu’un ‘avatar virtuel’ banalisé, standardisé, aseptisé. (…) Contrairement à une idée reçue, le livre numérique est une version dégradée du livre imprimé.» La pandémie aura peut-être même été une chance pour la «vraie librairie» et le livre papier: comme la possibilité de redécouvrir enfin le livre dans un «temps retrouvé» – celui où «les contenus» prémâchés à la Netflix se dévalorisent en moins d’une soirée.

 

Notes[+]

François de Bernard est philosophe et essayiste. Derniers essais parus: L’Homme post-numérique et Pour en finir avec «la civilisation», Ed. Yves Michel.

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