Chroniques

Du «safe space» au «brave space»

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

On présente souvent de manière caricaturale et simpliste les débats qui ont lieu actuellement dans les universités nord-américaines autour des «espaces intellectuellement sécurisés». Pourtant, comme souvent, la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît…

Le «safe space»

Le safe space ou «espace sécuritaire» est apparu dans les milieux militants LGBT. Il s’agissait de créer des espaces exempts de violences sociales à l’égard de personnes issues des minorités: absence d’injures, de micro-agressions… Par la suite, des étudiant·es ont commencé à demander la création de safe spaces dans des espaces éducatifs, et en particulier dans des universités.

Ce besoin de sécurité, de bienveillance et d’inclusivité a souvent été raillé par les penseurs conservateurs. Certains ont mis en avant que l’université n’est pas un safe space, mais un lieu de débat et de pluralisme. Ils fustigent le fait que les étudiants et les étudiantes demandent à ce que certains termes, certaines œuvres, certaines thématiques soient considérés comme n’étant pas «safe». Ces voix conservatrices qualifient alors les étudiant·es d’hyper-sensibles, de «snowflakes» (flocons de neige).

Or ces mêmes discours conservateurs omettent de préciser que nombre de personnes appartenant à des groupes socialement minorisés dans les universités sont victimes de harcèlement ou de comportement négatifs, pouvant aller jusqu’à les faire renoncer à poursuivre leurs études. C’est le cas de personnes transgenres, homosexuelles, plus généralement des personnes queer, des femmes qui subissent du harcèlement sexuel, des personnes en situation de handicap, d’étudiant·es racisé·es, ou issu·es de minorités religieuses ou encore des classes populaires…

Ces mêmes milieux conservateurs omettent également de souligner que bien souvent dans les universités les postes les plus prestigieux sont occupés par des hommes blancs. En France, par exemple, les plus hauts grades universitaires sont principalement occupés par des hommes, et certaines disciplines, comme la philosophie, peinent à se féminiser.

Ce que traduisent ces phénomènes, c’est également le fait – alors que le droit contemporain des démocraties libérales se veut formellement égalitaire et non discriminatoire – que la réalité sociale reste marquée par des discriminations sociales qui apparaissent de moins en moins acceptables aux femmes, aux personnes racisées et aux personnes LGBTQI.

… et le «brave space»

Il ne faudrait pas néanmoins penser que le safe space soit le seul type d’espace que revendiquent les militant·es «woke» (conscientisé·es). Ainsi l’universitaire afro-américaine bell hooks prône plutôt le brave space (ou espace d’encouragement): «[…] en fait, je suis assez critique de la notion de ‘sécurité’ dans mon travail, et ce que je veux, c’est que les gens se sentent à l’aise en cas de risque».1>Cf. bell hooks, A Public Dialogue Between bell hooks and Laverne Co.

En réalité, il ne s’agit pas ici de refuser en soi les safe spaces, qui peuvent avoir une utilité ponctuelle. Les personnes peuvent avoir besoin d’espaces où se ressourcer, et savoir qu’elles ne risquent pas de subir des micro-agressions, voire des agressions tout court. Mais, la pédagogie critique, telle que l’envisage bell hooks, ne peut pas se limiter à cela. Elle comprend le développement de la conscience sociale critique («conscientisation») et la préparation au conflit social dans une société inégalitaire et discriminatoire. Le brave space est un espace qui vise à développer la «discussion critique» et le pouvoir d’agir.

Comment est-il possible de formaliser ce type d’espace? Un brave space (bell hooks) est une forme de groupe de conscience et de parole. Cela veut dire qu’il s’agit d’un espace et d’un temps ponctuel où des personnes se réunissent. La matière première du brave space, ce sont les expériences sociales vécues. Il respecte le ressenti subjectif des personnes les premières concernées. En effet, nul ne sait mieux qu’une personne ce qu’elle éprouve subjectivement.

Mais, un brave space ne se limite pas à cela. Il vise le développement de la conscience sociale critique. Ce qui suppose le développement de la cohérence intellectuelle élargie. En effet, développer une lutte contre toutes les formes d’oppression sociale (ce qui est la position de bell hooks) suppose de développer une pensée critique d’une grande cohérence. Car il ne suffit pas de prendre en compte son ressenti subjectif, il s’agit d’essayer de parvenir à une théorie sociale critique des rapports sociaux d’oppression. Il s’agit de prendre en compte l’existence de différentes oppressions et de comprendre comment elles fonctionnent.

La seconde dimension du brave space, c’est la cohérence pratique ou «intégrité» (bell hooks). Ce qui veut dire la cohérence entre ce que je pense, je dis et je fais. Pour cela, le brave space est un espace où il s’agit de développer le courage moral de faire entendre une «voix propre» (bell hooks).

Notes[+]

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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