L’inclusivité, «pas trop tôt!»
Depuis le 5 mars, Le Courrier a opté pour le langage inclusif. Comment ce changement est-il perçu par celles et ceux qui nous lisent? Comment est-il négocié par l’équipe? Le jeu en valait-il la chandelle? Le point, après plusieurs semaines de pratique.
La démarche a débuté concrètement à l’automne dernier. Des ateliers menés avec l’institut DécadréE, le choix des outils inclusifs prioritaires, la rédaction d’un guide d’accompagnement, toutes ces étapes ont permis à l’équipe de se familiariser avec les nouvelles exigences et d’évaluer ses appréhensions. La plupart ont rappelé leur attachement à l’élégance de la langue. Tributaire d’agences et de partenaires extérieurs comme La Liberté, Le Courrier a choisi de se concentrer sur ses articles maison. L’équipe s’est entendue sur quatre principes de base, mais chaque journaliste reste libre de dribbler à sa façon, préférant par exemple la reformulation au doublet ou celui-ci au point médian. C’est à l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, qu’a eu lieu le lancement.
De l’autre côté de la page
Les premières réactions sont tombées très vite: l’écriture épicène ne laisse pas indifférent, c’est peu de le dire. Plusieurs lecteurs et lectrices ont ainsi manifesté énergiquement leur opposition à cette nouveauté qui nous a même valu quelques désabonnements. Elle leur inspire une «féroce consternation», le refus d’être «rééduquée», elle est même perçue comme «excluante» (en référence aux personnes que le langage inclusif pourrait décourager). D’autres personnes au contraire ont été heureuses «de soutenir un journal audacieux et tourné vers l’inclusion», attentives à rappeler l’évolution historique du français et à souligner que le langage inclusif «est moins androcentré et vise une plus grande égalité». La démarche a aussi été saluée de quelques (aimables) «pas trop tôt!»
Mais qu’en est-il des journalistes? Acqui·ses à la démarche, quelles difficultés ont-ils, et elles, eu à résoudre?
«Honnêtement, je ne me sens pas encore à l’aise, relève Benito Perez. Certaines formes ne sont pas aisées à intégrer, de type ‘lecteurs·trices’. J’ai trois alternatives: la facilité, qui consiste à les utiliser sans les aimer; la réécriture, plus chronophage; et l’appauvrissement, si je décide d’enlever une information secondaire. J’oscille encore entre les trois. Au moins, je commence à savoir alterner. Au fond, j’ai plus de difficultés comme journaliste que comme lecteur: je trouve que le résultat est plutôt satisfaisant.» Maude Jaquet, elle, se sent à l’aise: «Il peut m’arriver d’hésiter mais peu. Toutes les formes me conviennent, le point médian ne me dérange pas du tout. A vrai dire, j’attends avec impatience de pouvoir utiliser le pronom ‘iel’ plutôt que le double pronom ‘il/elle’. Question d’élégance et de cohérence.» Les réticences initiales de Rachad Armanios, elles, étaient à la fois rationnelles (une crainte de la dépersonnalisation, par exemple, via les termes épicènes englobants) et irrationnelles (son attachement à la langue ou la crainte des excès liés au retour de balancier après des siècles de sexisme): «Au moment d’y passer, tout a été beaucoup plus simple que prévu, et intellectuellement enthousiasmant. Trois quarts de mes craintes se sont dégonflées.» Le pari étant qu’à terme, «cette écriture ne nécessite plus d’attention», espère-t-il.
Lire l’inclusivité
Car les habitudes de lecture autant que d’écriture se transforment, parfois plus rapidement que prévu. Question de génération, peut-être. Lorsque Gaia, 21 ans, a découvert Le Courrier il y a un an, elle s’est aperçue d’emblée que le quotidien n’utilisait pas l’écriture épicène: «C’était comme un monde ancien.» Etudiante en lettres, elle tient pourtant à ce que la lecture reste fluide et n’apprécie pas les textes criblés de points médians. Mais les écrits universitaires, qui se veulent neutres, lui apparaissent comme terriblement genrés.
«On n’est pas grand-chose avant de se ‘dire’, ajoute Jessica, 31 ans. Les femmes doivent être ‘visibles’ dans la langue, bien sûr.» Nathalie et François lisent Le Courrier de longue date. Leur appréciation diverge. La première, traductrice et enseignante, perçoit le point médian comme un corps étranger entravant la lecture. L’ampleur des changements linguistiques en cours (orthographe, anglicismes, etc.) déplait à son goût du beau français. Elle préférerait l’usage de la parenthèse pour ajouter le suffixe féminin. Acquis au principe de l’inclusivité, François a d’abord trouvé la lecture moins fluide, mais se dit plutôt confiant dans notre capacité d’adaptation: «Je ne lis pas encore aussi vite qu’avant, c’est vrai, mais déjà bien plus rapidement.» Oscar, la soixantaine, questionne: «’Lecteurs·trices’? Je ne sais pas, c’est normal de l’écrire, non?»
Des dépêches au web
Comme les autres journaux, Le Courrier reprend des dépêches émanant de diverses agences, telles l’ATS, l’AFP, Protestinfo ou Cath.ch. Aucune d’elles n’utilise le langage épicène. Il est d’usage, en revanche, que les titres puissent être modifiés. Pour l’équipe qui alimente le site du Courrier au fil de la journée, notamment en dépêches, le travail de retitrage est chronophage. «En particulier un jour d’élections, lorsque les dépêches se succèdent à un rythme soutenu, rapporte Nathalie Gerber McCrae, responsable du web. «Pour éviter les lourdeurs telles l’abus de points médians, il faudrait souvent tout reformuler», note-t-elle en outre.
Le Courrier recourt aussi au travail de pigistes. Benito Perez est responsable de la rubrique Solidarité et International: «Certain·es écrivent deux papiers par an pour nous: c’est trop peu pour acquérir l’aisance technique nécessaire.» Il en résulte un travail de réécriture important pour lui. «Ce qui demande de bien connaître le sujet: y avait-il des femmes parmi les combattants? Parmi les opposants? Je ne le sais pas toujours.» Dissipé, le flou autorisé par le masculin générique oblige à davantage de précision et donc de vérification – «même si toutes les précisions ne sont pas essentielles».
Ratés et enthousiasme
Réalisé sans moyens supplémentaires, le choix de l’inclusivité a amené un surcroît de travail. Et il y a eu quelques jolis ratés. Des cartouches de Une – les textes annonçant les sujets – restés hermétiquement masculins; une «signatrice» surgie de nulle part; et jusqu’à ce titre, épicénisé au carré: «La profession d’avocate se féminise». Au final, le jeu en valait-il la chandelle? Peu en doutent. «Malgré certaines lourdeurs, il y a quelque chose d’enthousiasmant à participer à ce mouvement, venu de la rue, se réjouit Rachad Armanios. Toute évolution comporte quelques rapports de force.
«L’écriture épicène, ça change le monde!»
En quoi l’écriture épicène fait-elle avancer la cause féministe? Esquisses de réponse avec trois femmes engagées.
Autrice, grammairienne et consultante en rédaction épicène, Thérèse Moreau est une féministe de la première heure. «L’égalité passe par la parité linguistique», affirme-t-elle. Aux Etats-Unis, où elle a vécu durant les années 1960-1970, elle a milité pour les droits civiques, contre la guerre au Vietnam et pour l’égalité hommes-femmes. Chargée par la National Organization for Women de débusquer le sexisme dans les manuels scolaires, elle constate que la langue anglaise s’est bien adaptée: «La neutralité de termes comme student, teacher ou officer facilite la chose. L’emploi générique du pronom he a fait place à he or she, puis s/he.»
Dans les années 1990, Thérèse Moreau a mis ses compétences au service des Bureaux romands de l’égalité. On lui doit un Nouveau Dictionnaire féminin masculin des professions, des titres et des fonctions qui fait autorité. «Ce qui n’est pas nommé n’existe pas, souligne-t-elle. Il est prouvé que les offres d’emploi épicènes suscitent davantage de postulations féminines. Les discriminations ont une histoire: jadis, les femmes étaient bouchères, maréchales-ferrantes, chaudronnières, meunières. La puissance sociale des femmes s’érode sous la monarchie absolue. Mais la Révolution française a proclamé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Bonaparte refusera d’accorder la citoyenneté aux femmes, au motif qu’elles n’exercent aucun droit politique.»
La régression du langage imposant le masculin générique devient, pour les femmes, «l’apprentissage de l’aliénation», note Thérèse Moreau. Outil d’oppression, la langue est vectrice d’émancipation dès lors qu’on assume sa portée politique. «L’écriture épicène, ça change le monde!»
Jocelyne Haller, députée genevoise d’Ensemble à gauche, a fait l’expérience des résistances farouches à l’évolution du langage. Au Grand Conseil, elle a cosigné un rapport visant à démasculiniser la législation genevoise. «Toucher à la langue, c’est s’attaquer à la moelle du sujet. Or la langue est vivante, elle doit évoluer pour être en phase avec la qualité des relations. Je veux bien sacrifier un peu de l’esthétique si c’est pour accorder une plus grande attention à l’égalité.»
Les Vert·es ont modifié leur nom il y a deux ans. Une évidence pour la conseillère national vaudoise Léonore Porchet, ancienne coprésidente de la Fédération des associations d’étudiant·es de l’Unil. «Tous nos textes et ceux du journal L’Auditoire étaient déjà épicènes.» En 2021, un texte ou un discours au masculin générique la choque. Exemple d’un colloque auquel elle vient de prendre part, comme membre de la commission de la sécurité sociale et de la santé publique: «Un intervenant n’a parlé que de patients et d’orateurs. C’est son choix, mais n’est-il pas préférable et plus efficace de s’adresser à l’ensemble de son auditoire?»
Dans la santé, le masculin générique a des conséquences très concrètes: «La littérature médicale utilise majoritairement le masculin générique. Médecins et chercheurs·euses ne ‘pensent pas femmes’. Résultat: celles-ci ne sont pas traitées sur un pied d’égalité avec les hommes. Elles sont sous-représentées dans les études randomisées, et leurs symptômes spécifiques dans des pathologies, ou des accidents comme l’infarctus, sont moins bien pris en compte.» RODERIC MOUNIR