D’un voile l’autre
La phobie de l’islam truste l’espace médiatique français et motive – chez nos voisins – une inflation législative doublée d’une insidieuse répression policière. Du hijab au burkini, des cantines scolaires aux lieux de prière, des réunions non-mixtes aux attentats, existences et pratiques musulmanes – réelles ou supposées – obsèdent l’Hexagone. Sous couvert de républicanisme et de laïcité, les musulmanes et musulmans de France se voient discriminés et ostracisés.
Professeur de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, spécialiste de sociologie historique et comparée du politique, Jean-François Bayart a analysé les ressorts de cette «islamo-psychose». Parcourons Les fondamentalistes de l’identité. Laïcisme versus djihadisme, un opuscule dense et vif qu’il publiait en 2016.
Bayart rappelle d’abord que le terrorisme n’est pas le seul fait de «francs-tireurs du Prophète» mais aussi d’Etats constitués et que, chez ces derniers, il matérialise bien plus souvent une realpolitik qu’un dogmatisme religieux. Il note, ensuite, que les mouvements djihadistes contemporains apparaissent après les deux interventions américaines en Irak et enflent avec la guerre civile en Syrie (pour ne rien dire du bourbier libyen). Pointant l’impérialisme postcolonial, Bayart n’exonère donc pas l’Occident de l’origine de cette violence.
S’agissant des attentats commis par des jeunes hommes vivant voire nés en Europe et en Amérique, Bayart privilégie la thèse de l’islamisation de la radicalité défendue par Olivier Roy plutôt que celle de la radicalisation de l’islam soutenue par un autre islamologue, Gilles Kepel. «La délinquance ou la déshérence sociale, précise Bayart, (constituent) souvent la propédeutique du djihadisme de l’intérieur, lequel fournit un kit identitaire de réhabilitation sociale, une discipline de vie, une dignité politique, une héroïsation des jeunes hommes (…).» Plus loin: «Vouloir trouver la clé du djihadisme hexagonal dans la lecture du Coran, sans prendre en considération (…) la violence de classe dont l’Etat a été le vecteur depuis quarante ans, revient à se fourvoyer.» Ainsi les incivilités sourdes ou assourdissantes des «racailles» et autres «salafistes», les zones de non-droit qui les verraient «pulluler» seraient avant tout le produit d’un affaissement de l’Etat-providence, de la fermeture de nombreux services publics et de l’abandon de la police de proximité; elles feraient ainsi écho à la brutalité première du néolibéralisme, aux inégalités croissantes, à l’absence de travail, à sa précarisation voire à une ubérisation de l’économie anémiant la protection sociale.
L’islamophobie essentiellement portée par la droite conservatrice et la gauche libérale fonctionneraient alors comme un formidable voile posé sur la question sociale.
Une fois discréditée l’alternative socio-économique du bloc soviétique, la contre-offensive libérale a pu s’épanouir pleinement. Face à ses cuisants effets, le sujet des identités nationales, culturelles et religieuses est venu opportunément occulter la lutte des classes traditionnelle. Le national-libéralisme impose – depuis lors – une lecture culturaliste de la société et convertit l’«idée laïque» en «idéologie laïciste» et «religion nationale». Ainsi promeut-il une «définition ethnoconfessionnelle» (et non plus universaliste) de la citoyenneté et la neutralisation de l’espace public (et non plus seulement celle de l’Etat1>Lire à ce sujet nos chroniques des 15 et 22 novembre 2018: «La religion et la gauche I & II», dans le dossier ci-dessous). Signe de ce glissement, tel Président s’autorisera à parler de «laïcité positive», tel premier ministre de «laïcité exigeante» – l’un et l’autre pensant devoir ajouter une épithète au substantif de 1905. De tels ajouts ne sont pas anodins et font, selon Bayart, de ceux qui les énoncent rien moins que des «salafistes de la laïcité». De fait, notre auteur place dos à dos fondamentalistes laïcs et musulmans; reprenant à son compte une formule de Germaine Tillon, il fustige ces «ennemis complémentaires».
Suivant une mécanique dévoilée par Pierre Conesa – un ancien haut fonctionnaire des affaires stratégiques françaises –, la fabrication d’un ennemi imaginaire pourrait bien finir par hystériser la situation et créer un ennemi bien réel. L’affrontement radical de la question sociale, toutefois, peut nous éviter ce choc des civilisations originairement ourdi par le Nord. Nous rappelions – dans une chronique de 20152>«L’archè et le tourniquet», parue le 17 janvier 2015, voir notre dossier ci-dessous – les célèbres lignes de Marx extraites de Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1843): «La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle.» Epingler une religion sans égards pour la détresse qu’elle exprime et dénoncer divise le corps social sans rien régler. Aussi est-il urgent d’attenter à la logique économique qui met les êtres en compétition les uns avec les autres et d’en revenir à un religare civil (du latin relier), pragmatique, immanent, qui ne se fonde pas sur la production artificielle d’un bouc-émissaire mais au contraire sur la tolérance, sur la reconnaissance de l’altérité, sur l’équivalence de la différence et sur l’entretien de «sentiments de sociabilité» comme Rousseau nous y incitait déjà dans le Livre IV du Contrat social.
Notes
Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).