Chroniques

Offensive contre le langage épicène

Polyphonie autour de l'égalité

Depuis que certains médias – dont la direction de la RTS et Le Courrier – ont pris la décision de promouvoir le langage épicène dans leur communication, pas un jour sans que le thème ne soit abordé. Le langage épicène, également désigné langage égalitaire, suscite discussions, prises de position, clivages et réticences. Pourtant, cette revendication pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la langue n’a rien de nouveau; malheureusement, les résistances qu’elle rencontre non plus.

Pas question de revenir ici sur la réception de la décision de la RTS au sein de la profession: à quelques exceptions près, elle est largement critiquée, avec plus ou moins de virulence, souvent de façon disqualifiante. La décision a ainsi été présentée comme une victoire à la Pyrrhus de féministes appartenant à un mystérieux collectif1>«RTS: Pour en finir avec le psychodrame, selon Michel Zendali et Eric Burnand» (opinion de deux anciens journalistes de la RTS), Le Temps, 25 février 2021; L. Lugon, «La RTS cède au militantisme» (éditorial), Le Temps, 2 mars 2021.. Comme les membres de la profession, journalistes en fonction ou à la retraite, éditorialistes, ne peuvent pas remettre directement en cause la direction, elles et ils attribuent cette mesure à des journalistes mobilisées pour l’égalité depuis la grève du 14 juin 2019. Mais pourquoi dans ce cas ne pas remonter jusqu’à Olympe de Gouges qui, en 1791, a proclamé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne? Pourquoi ne pas convoquer des historien·nes de la langue française et des linguistes qui ont mis au jour l’évolution des pratiques langagières?

L’histoire de la langue française montre que le vocabulaire et la grammaire sont le reflet de la situation sociale et politique, en particulier du statut des femmes et des hommes dans la société. L’historienne et professeure de littérature française Eliane Viennot rappelle ainsi que la langue française a mêlé féminin et masculin pendant des siècles. Les doublets (les auteurs et les autrices) sont fréquents dès le IXe siècle. Les premières attaques contre le féminin dans les discours apparaissent au XVIIe siècle. Après la Révolution française, lorsque la citoyenneté est refusée aux femmes, la tendance se durcit et l’Académie française décide d’interdire de nombreux termes féminins, genre jugé moins noble. Depuis ce moment, le masculin va l’emporter sur le féminin dans les accords et le terme «homme» va désigner l’ensemble des êtres humains. Il faudra attendre 2019 pour que cette même académie – qui rappelons-le, a longtemps réuni uniquement des membres de sexe masculin – autorise enfin la féminisation des métiers et des fonctions; ce que Thérèse Moreau, historienne de la langue et écrivaine, proposait déjà en 1990!
Mais pourquoi le langage devrait-il être égalitaire? Parce qu’il structure nos représentations du monde, modèle nos attitudes et donne forme à nos valeurs. Dans la grammaire française, le masculin est présenté comme le genre universel, pendant que le féminin est qualifié de genre spécifique et englobé dans le premier. Cette norme n’est pas sans créer d’ambiguïtés, comme le démontrent de nombreuses recherches en psycholinguistique dont celles de Pascal Gygax. En effet, le masculin a deux sens possibles: un sens spécifique lorsqu’il se réfère aux hommes et un sens «neutre» ou «mixte». A titre d’illustration, citons une phrase classique qui figure en note de bas de page dans de nombreux textes: «Pour ne pas alourdir le texte, le masculin est utilisé comme générique et désigne donc aussi bien les femmes que les hommes», ou encore: «La désignation des fonctions et des titres s’applique indifféremment aux femmes et aux hommes.»

Les recherches psycholinguistiques montrent que la forme masculine, dans un texte ou un discours, est toujours interprétée dans son sens spécifique, c’est-à-dire en se référant à un homme. Ce sont les fonctions cognitives qui activent automatiquement le sens masculin, et plus difficilement le sens féminin. Il s’agit là d’un mécanisme difficile à contrôler et à éviter. De ce fait, le genre masculin générique ou neutre façonne automatiquement les représentations sociales; la vision qui s’en dégage est celle d’une société qui tourne autour des hommes. Ce prisme masculin contribue à la moindre visibilité des femmes et aux représentations stéréotypées des métiers notamment.

Les résistances au langage épicène et leur virulence mettent en lumière que le débat n’est pas linguistique, mais qu’il est idéologique et politique. En outre, l’émotion prend largement le dessus dans les différentes prises de position. Elles ne sont qu’une stratégie indirecte et détournée de conserver les privilèges du masculin dans un contexte et une période marquée par des mobilisations d’ampleur pour une réelle égalité entre femmes et hommes. Alors que la pratique de la féminisation du langage se diffuse depuis plusieurs années dans divers contextes professionnels, les critiques dont elle fait l’objet doivent être lues comme un backlash, pour reprendre le titre de l’essai de Susan Faludi paru dans les années 1990. L’autrice défend la thèse d’un retour de bâton en réaction aux avancées féministes obtenues dans les années 1970.

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