Mémoires des révolutions et des luttes sociales
Luttes et révolutions sont commémorées en ce mois de mars. Elles nous rappellent qu’une autre organisation sociale est possible et a été sérieusement envisagée. Les 150 ans de la Commune sont l’objet de manifestations1>https://commune150ans.fr/(proposé et développé par l’association des Amies et amis de la Commune de Paris 1871). et de publications2>Le Centre Walras Pareto de l’Université de Lausanne propose aussi des textes sur son blog: https://wp.unil.ch/cwp-blog/tag/la-commune-de-1871-150-ans/Charles Heimberg publie une transcription d’un texte commémoratif de la Commune par le Réveil socialiste-anarchiste en 1906. https://blogs.mediapart.fr/heimbergch/blog/180321/ce-jour-la-18-mars-1871-le-peuple-de-paris-se-proclamait-independant-libre. Les Communeuses sont à l’honneur avec la récente traduction d’un ouvrage3>Carolyn J. Eichner, Franchir les barricades. Les femmes dans la Commune de Paris, éditions de la Sorbonne, 2020, 314 p. et une exposition de la Bibliothèque Marguerite Durand, à Paris, qui propose des photos et des récits autobiographiques tirés de ses fonds. Ces documents viennent compléter un corpus de plus en plus riche composé notamment des écrits de Louise Michel et de Victorine Brocher avec son Souvenirs d’une morte vivante, dont le titre s’inspire de l’expérience – commune à d’autres Communeux et Communeuses – d’avoir été considérée comme morte, bien qu’ayant échappé à la répression.
Presque cinquante ans plus tard, la révolution en Russie engendre de nouvelles espérances. Si elle a finalement déçu l’espoir, esquissé à ses débuts, d’une véritable révolution sociale qui aurait donné le pouvoir au peuple, ce constat se confirme à l’époque par étapes successives. L’écrasement du soulèvement de Kronstadt constitue un moment important de cette prise de conscience pour les observateurs et observatrices contemporain·es.
Le Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne propose pendant tout le mois de mars de revenir sur les événements de Kronstadt avec la publication d’une série de documents sur le site d’information renverse.co4>https://renverse.co/Histoire-Memoire. Les textes publiés à Kronstadt au moment des événements permettent de prendre la mesure de l’élan révolutionnaire qui se déploie alors. En réclamant «tout le pouvoir aux soviets, et non aux partis», il s’agit de contester l’accaparement du pouvoir par les bolchéviques. Dans un mouvement de solidarité avec les grévistes de Petrograd qui réclament une amélioration de leurs conditions de vie et une participation aux décisions politiques, les insurgé·es exigent un retour au projet émancipateur des organisations ouvrières et paysannes. A leur idée, la révolution doit engendrer un système politique décentralisé où chaque soviet local et chaque organisation ouvrière est responsable.
L’autre point de vue reflété dans les textes choisis par le CIRA est celui des témoins de l’époque. Voline, auteur d’un ouvrage sur la révolution russe d’un point de vue anarchiste, raconte comment, dès 1918, les révolutionnaires de Kronstadt prennent l’initiative de recenser et de distribuer plus équitablement les logements de la ville et comment celles et ceux qui «remplissaient des baraques insalubres […], purent être logés dans des locaux un peu plus sains et confortables». Leur démarche rencontre toutefois l’opposition des bolchéviques.
Pour l’anarchiste Emma Goldman, l’écrasement de la révolte de Kronstadt est un moment décisif dans la prise de conscience qui la conduira bientôt à quitter la Russie. Dans son autobiographie, dont le CIRA publie également un extrait, elle affirme: «Les communistes, adhérant irrévocablement à l’idée d’un Etat centralisé, étaient condamnés à dévier le cours de la révolution. Puisqu’ils visaient la suprématie politique, ils étaient devenus inévitablement les jésuites du socialisme pour qui les fins justifiaient tous les moyens. Qui plus est, leurs méthodes paralysaient les énergies des masses et terrorisaient le peuple. Or, sans le peuple, sans la participation directe des travailleurs à la reconstruction du pays, rien de créatif ni d’essentiel ne pouvait être accompli.»5>Emma Goldman, Vivre ma vie, Paris, 2018, p. 947.
Que reste-t-il de ces événements? D’abord, comme souligné par Goldman, la conviction que les énergies des masses, la participation, constituent les éléments créatifs d’un véritable changement social. Ensuite, si la Commune a été écrasée par un ennemi identifié comme tel, l’insurrection de Kronstadt l’a été par un adversaire qui s’était précisément emparé du pouvoir au nom du peuple. Il ne suffit pas de prétendre défendre la «justice sociale» pour en être véritablement le moteur…
Notes
* Historienne.