Zone à désirer!
La petite route bétonnée monte depuis la gare de la Sarraz et serpente à travers des prés. Des troncs d’arbres sont posés en travers du chemin, des inscriptions colorisent le béton uniforme. Et puis, tout au bout, un autre monde. Quelques barbelés, une structure construite de bric et de broc, des slogans bariolés: nous voici à l’entrée de la ZAD de la Colline.
Depuis le 17 octobre dernier, des dizaines de personnes occupent ce terrain aux abords de la carrière de calcaire exploitée par l’entreprise Holcim, filiale de la multinationale LafargeHolcim. C’est la première ZAD qui voit le jour en Suisse. Une «zone à défendre» – ou à désirer, c’est selon.
Deux jeunes femmes ont terminé de démonter leur tente. Elles ont passé le week-end sur le site, à donner des coups de main selon les besoins: entretien du lieu, construction des abris ou des barricades, cuisine collective, remplissage des bidons d’eau… Pour l’une, c’est relativement nouveau, l’autre n’en est pas à sa première nuit fraîche, elle y a même passé une semaine entière le mois dernier.
Willy1>Noms d’emprunt. est enthousiaste. «Venir ici me donne de l’énergie. J’aime ces collaborations, cette proposition de vie alternative. Ok, on dort dans le froid, mais j’adore cette force commune, les gens se bougent et font des choses incroyables!» Allusion faite à certaines structures en bois qui jalonnent le terrain, de véritables bijoux artistiques. Willy fait également référence aux cercles de parole ou d’empathie, aux débats d’idées pour un monde plus durable, aux actions de sensibilisation à la biodiversité, toutes sortes d’activités développées régulièrement et qui créent du lien. Libou renchérit: «Pour moi, c’est un endroit d’expérimentation et de cohabitation, je m’y sens intégrée. Je sais que je ne veux pas d’une vie conventionnelle, individualiste. Je rêve de communauté et d’autosuffisance.»
La ZAD est située sur la colline du Mormont, entre les communes de La Sarraz et d’Eclépens, à égale distance de Lausanne et Yverdon. Depuis 1953, Holcim en extrait le calcaire pour le transformer en ciment. Depuis le haut de la carrière, on aperçoit de grandes tours qui fonctionnent en permanence, installées au pied de la colline… enfin de ce qui reste de la colline: un gigantesque trou ocre et béant, sur 500 mètres de hauteur.
Plusieurs organisations, dont l’Association pour la sauvegarde du Mormont, ont recouru en juillet dernier auprès du Tribunal fédéral contre l’autorisation d’extension de la carrière octroyée par le canton de Vaud. La zone est reconnue comme un lieu de grande biodiversité et abritant un site archéologique. Le recours vient d’être refusé et les zadistes sont appelé·es à évacuer à la fin du mois de mars.
Si les zadistes occupent le terrain, c’est bien sûr pour sauvegarder cet espace, mais c’est surtout pour marquer symboliquement leur opposition à un monde qui nie le vivant. Holcim peut communiquer largement sur son site internet sa volonté de participer au développement durable – «d’ici à 2050, nous souhaitons produire des matériaux de construction climatiquement neutres et entièrement recyclables» –, en attendant, elle poursuit son action dévastatrice. Pour rappel, l’impact environnemental de la production du béton est phénoménal: les cimentiers comptent parmi les industries les plus polluantes, responsables de 7 à 8% des émissions mondiales de CO2.
Contre l’extension de la carrière
La construction suisse2>Communiqué de la Confédération, 18.12.2020. consomme chaque année 5 millions de tonnes de ciment, à base de calcaire et d’argile. Ses besoins sont couverts à 86% par les six cimenteries du pays. Ce ciment local est certes plus écologique que celui qui nous parvient par camions. Mais les politiques publiques se pose-t-elles systématiquement la question de diminuer la consommation, ou de choisir des alternatives comme le bois ou la paille? Un changement de paradigme appelé par de nombreux mouvements de la société civile.
Agé·es pour la plupart entre 20 et 35 ans, les zadistes ont quitté leurs études ou sont en période de recherche personnelle et/ou professionnelle. Un noyau dur vit sur la colline, que de nombreuses personnes rejoignent ponctuellement, pour la journée ou quelques jours.
Les deux dernières générations pensaient pouvoir changer le monde avec des lois, des manifestations et des prises de position publiques, en utilisant les canaux traditionnels comme le vote, par exemple. Les jeunes de la ZAD n’y croient plus, ou si peu. Certain·es continuent d’aller voter, souhaitant multiplier les moyens de pressions, mais ils et elles sont très pessimistes quant à l’efficacité. «La votation de fin novembre sur les multinationales responsables en est un bon exemple: comment croire encore à la démocratie après ça?» témoigne Chouette.
«La plupart de mes ami·es m’encouragent. D’autres sont dans l’incompréhension, ne voient pas l’intérêt de mon action. Mes parents sont inquiets et pas vraiment en accord avec cette façon de lutter. Ils ont peur pour moi, que je m’épuise dans le vide», raconte Willy. Libou nuance: «Les miens ne sont pas contre mes idées, mais plutôt contre un engagement qu’ils trouvent trop excessif. En même temps… je crois qu’ils sont fiers de moi.»
Dès la fin du mois, les forces de l’ordre sont attendues pour procéder à l’évacuation. Vont-elles agir au grand jour, devant les caméras et les médias, ou intervenir en pleine nuit ou au petit matin?
Moon vit sur place depuis novembre. Vêtue de noir, masque noir, bonnet noir. Ses yeux pétillants ressortent d’autant plus quand elle parle. «Ici, tout prend sens. Moi qui n’ai jamais été matinale, je me lève avec énergie, j’apprends des choses intéressantes et utiles; c’est un espace protégé, où je me sens droite dans mes bottes. On est aussi physiquement en activité toute la journée. Ici tu es hyper libre. Libre d’organiser, de construire, de créer, de prendre soin. Tu n’as pas besoin de te battre pour défendre tes idées, pour lutter contre ce monde qui dévore tout!» Et d’ajouter: «Certainement que cet endroit va être détruit, que l’on va être délogé·es. Mais ce que ce lieu a créé, tous ces liens tissés, ça, personne ne pourra le détruire! Je suis pleine de gratitude pour ce que la ZAD a déjà changé.» Pas le monde, mais son monde.
«Pour eux [les autorités], on est des criminels. Alors que nous défendons la vie. On n’est pas là uniquement pour défendre une colline, mais pour défendre l’avenir des enfants. Venez nous voir, venez nous rencontrer!» invite Moon. Un message sur le réseau social Signal énonce également: «Nous vivons une période charnière pour l’écologie: la lutte sera longue et hasardeuse, mais il est inenvisageable d’abandonner face à la catastrophe sociale et écologique en cours. La colline est la première, notre ZAD sera la Terre entière!»
En attendant l’évacuation, les barricades continuent de grandir, les cabanes de se construire, la belle énergie aussi. Ce dimanche-là, une équipe de clowns activistes était filmée. Une vidéo est en cours de production. Face aux démarches légales vouées à l’échec, la résistance rime avec créativité, humour et joie de vivre ensemble.
Histoires de ZAD
Née en France au début des années 2010, l’expression «zone à défendre» est un néologisme utilisé par les militant·es qui occupent un lieu – bâti ou non – pour s’opposer à un projet jugé aberrant dans une zone d’aménagement différé (ZAD), et qui va à l’encontre d’un monde durable. La plus médiatisée est certainement la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui, dès 2009, s’est opposée à la construction d’un aéroport.
Les zadistes qui squattent un lieu sont souvent d’origine hétérogène, mais toutes et tous ont en commun de rejeter la société de consommation et un capitalisme dévastateur. La sociologue Geneviève Pruvost3>G. Pruvost, «Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013-2014)», Politix (2017/1), n° 117, pp. 35 à 62.
décrit les fermes autogérées, l’agriculture alternative, l’habitat «léger» en matériaux de récupération. Elle parle de la volonté de réduire l’empreinte humaine sur le monde, le mode libertaire, coopératif et anticapitaliste, proche de l’anarchisme et des néoruraux des années 1970. Pour elle, «les luttes d’occupation se fondent sur l’installation illégale sur un site et sa transformation en un lieu de vie [… qui] entend faire la démonstration in situ qu’un autre monde est possible, en proposant un renversement complet des normes – en terme de prise de décision, de rapports sociaux de sexe, de modèle économique, d’organisation domestique».
Ce mode d’action a été notamment développé en Grande-Bretagne. En Belgique, la ZAD d’Arlon défend une ancienne sablière depuis 2019. Une cinquantaine de sites seraient actuellement occupés en France4>www.novethic.fr. Tous tendent à faire prendre conscience à la population d’enjeux sociétaux et environnementaux, et sont des zones d’expérimentation de vie, loin du consumérisme. SVA
Notes
Journaliste indépendante et citoyenne en transition.