Flemmards de tous les pays…
Dans La Station d’Araminta (1987), le romancier Jack Vance décrit une planète dont certains habitants posent aux colons impatients de les mettre au travail un problème épineux: en groupe, les Yips accueillent les ordres avec un sourire affable, mais les bras ballants; ils lambinent. Sachant ces créatures incapables de supporter la solitude, les contremaîtres rusent: sitôt qu’on les isole les uns des autres, les Yips abattent la besogne sans rechigner.
Ce phénomène se produit-il également sur Terre?
Sans aucun doute, à en croire les recherches effectuées en France par Maximilien Ringelmann à la fin du XIXe siècle. Jeune enseignant en génie rural à l’Ecole nationale d’agriculture de Grand-Jouan, près de Nantes, Ringelmann conduit des expériences sur l’efficacité comparée des animaux, des machines et des humains dans le travail des champs. Au cours de l’une d’elles, l’ingénieur agricole demande aux étudiants – ses «moteurs» – de tirer de toutes leurs forces sur une corde reliée à un appareil de mesure, d’abord individuellement, puis en groupe. Les résultats, qu’il publiera presque trente ans plus tard, sont sans appel. Lorsqu’ils tirent à plusieurs, les cobayes mettent individuellement moins de cœur à l’ouvrage: à deux, le dynamomètre enregistre 7% de travail en moins; à huit, 51% de déperdition. «La meilleure utilisation est réalisée quand le moteur travaille seul, conclut Ringelmann. Dès qu’on accouple deux ou plusieurs moteurs sur la même résistance, le travail utilisé de chacun d’eux, avec la même fatigue, diminue par suite du manque de simultanéité de leurs efforts1>Max Ringelmann, «Recherches sur les moteurs animés: travail de l’homme», Annales de l’Institut national agronomique, Paris, 1913..» Et, précise-t-il ailleurs, d’un défaut de motivation.
Ces recherches n’éveillent guère d’intérêt, jusqu’à ce qu’une poignée de psychologues sociaux les confirment dans les années 1970 et baptisent l’effet Ringelmann d’un nom à connotation péjorative: la «paresse sociale» (social loafing) – éviter l’épuisement, c’est mal. Des chercheurs associent cette diminution de l’effort individuel lorsqu’on travaille en groupe plutôt que seul à «une sorte de pathologie (…) aux conséquences négatives pour les individus, les institutions et les sociétés2>Bibb Latané en 1979, cité par Ashley Simms et Tommy Nichols, «Social loafing: A review of the literature», Journal of Management Policy and Practice, vol. 15, n° 1, 2014. Les citations suivantes sont tirées du même article.». Sa guérison promettant aux employeurs d’appréciables gains de productivité, des milliers d’expériences ont depuis raffiné la science de la flemme. Qu’il soit physique ou intellectuel, le travail collectif démotiverait, car chacun ne percevrait pas sa contribution individuelle; il favoriserait les tire-au-flanc et provoquerait un ramollissement général, chacun redoutant de passer pour un fayot (le fameux «sucker effect»). Ainsi la «paresse sociale» assure-t-elle la fortune de bataillons de consultants rémunérés pour enseigner la motivation aux fatigués et, à leurs dirigeants, l’art de l’aiguillon.
Elle exprime plus fondamentalement un paradoxe des sociétés qui, d’un côté, condamnent le manque d’implication dans le travail collectif et, de l’autre, consolident un monde fondé sur la réussite individuelle et l’exhibition virile de ses singularités. De nouvelles enquêtes l’ont confirmé: «Les personnes issues de cultures individualistes se montrent plus enclines à la ‘paresse sociale’, et celles issues de cultures collectivistes manifestent plus de motivation lorsqu’elles travaillent en groupe.» Les femmes y sont moins sujettes que les hommes. Et l’acceptation des inégalités de pouvoir et des hiérarchies favorise une moindre implication individuelle dans les tâches collectives. En somme, le cadre du travail salarié bride l’activité commune.
Déplorer les effets dont on chérit les causes? La «paresse sociale» aurait fait rire Bossuet.
Notes
* Paru dans Le Monde diplomatique de février 2021.