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Fièvre atomique

À livre ouvert

Il y a, à Lucerne, une ville souterraine fortifiée, un bunker capable d’accueillir 20 000 personnes. Ou plutôt: à Lucerne, il y a les vestiges d’un des plus grands fiascos de la Guerre froide. L’histoire est rocambolesque. Durant les années de peur atomique, les autorités helvétiques décident de creuser, de bétonner, d’aménager l’espace souterrain: à partir de 1970, la Suisse se couvre d’un blanc manteau d’abris de protection civile. A chaque habitation son abri particulier. A chaque hôpital son double souterrain. Et à Lucerne, le plus grand abri atomique du monde est creusé sous un quartier résidentiel, et ouvre ses portes en 1976. Ses portes, justement, ne se fermeront jamais: lors du premier véritable exercice, en 1987, les portes de 350 tonnes restent entrouvertes. L’efficacité d’un bunker qui ne se ferme pas reste toute relative. Comment expliquer l’angoisse, la panique qui a conduit à un tel gaspillage?

Michael Fischer, dans son très bel Atomfieber{[(|fnote_end|)]}Michael Fischer, Atomfieber. Eine Geschichte der Atomenergie in der Schweiz, Baden: Hier und Jetzt, 2019.{[(|fnote_end|)]}, revient sur l’histoire de l’énergie atomique en Suisse. Il y voit deux grands thèmes: il y a l’armée, tout d’abord, qui fantasme sur la possession de missiles et même d’obus atomiques; et il y a l’industrie des machines, qui pousse à la construction d’un réacteur «swiss made». Et autour gravitent des acteurs de tous bords, de l’industrie du béton, engraissée au bunker, aux grandes puissances étrangères, jalouses gardiennes de leur monopole technologique, jusqu’à la Confédération aux généreuses subventions et aux activistes anti-nucléaire.

Michael Fischer peint parfois à gros pinceaux, mais il sait relever le piquant de cette folie de l’atome. Qui se souvient que l’Etat-major helvétique, imbu de son «Réduit national», de son armée jamais vaincue, poursuit un plan d’armement digne d’une grande puissance nucléaire? L’Etat-major insiste, réfléchit, négocie, élabore des plans, se prépare même à faire sauter la Suisse entière en cas de défaite face aux Russes – «Plutôt morts que Rouges»! – mais rien n’y fait, les Américains refusent de vendre des armes atomiques. Ce doux mélange de vanité, de naïveté, de folie destructrice, Michael Fischer le retrouve chez les Docteurs Folamour de Berne. Et s’il ne s’en moque pas ouvertement, c’est parce qu’il a l’élégance de laisser à son lectorat la liberté de le faire – et parce que, pour l’armée helvétique, pour la société suisse, pour les autorités fédérales, le portrait qu’il dresse est consternant.

Mais l’autre facette de l’histoire est passionnante elle aussi. Elle débute dans les brumes de l’après-guerre, et voit l’industrie des machines appuyer de tout son poids pour développer un réacteur entièrement helvétique. L’Etat fédéral subventionne par des montants colossaux les ambitions des entreprises privées, selon le principe du partage des investissements, de la privatisation des profits et de la collectivisation des risques. Michael Fischer le montre avec brio: la Confédération, vache à lait peu regardante, accepte de verser des sommes faramineuses pour la recherche, le développement et la construction d’un réacteur privé, tout en limitant au ridicule la responsabilité des entreprises dans le cas d’un accident. Le parlement fixe même un montant: en cas de catastrophe, celles-ci ont une participation financière plafonnée à 40 millions de francs; le reste revient à la collectivité. Les risques sont réels, et les entreprises en sont bien conscientes. Mais les acteurs – ce sont les mêmes scientifiques qui travaillent avec les entreprises et conseillent l’Etat à titre d’experts – minimisent les dangers, accentuent les bénéfices, flattent l’ego des fanatiques de l’autarcie énergétique. Et construisent, après mille difficultés et des signes peu rassurants, le premier réacteur suisse à Lucens (VD). Le 21 janvier 1969, il est allumé à 4 heures du matin. A 17h15, le système s’arrête, l’alarme résonne. C’est la panique: le cœur entre en fusion. Entre l’uranium fondu, l’eau forte et la structure mécanique se déclare une réaction chimique explosive. L’accident atomique.

Le pire est évité, mais tout juste, les responsables en sont réduits à espérer que le dispositif de sécurité suffira. On n’estime pas nécessaire d’évacuer les villages voisins. Lucens figure depuis en bonne place dans la liste des vingt plus graves accidents nucléaires au monde.

La légèreté avec laquelle la possibilité d’une catastrophe nucléaire est envisagée contraste profondément avec l’angoisse profonde qui entoure le scénario d’une attaque soviétique. Entre le manque d’impartialité du secteur scientifique, les ambitions démesurées d’un état-major aux tendances mégalomanes et l’espoir crédule du public, tous les éléments semblent réunis pour laisser libre cours à la fièvre atomique.

Michael Fischer fait un récit passionnant, vivant, de l’entreprise atomique jusqu’à nos jours. Son analyse tient compte de la pluralité des acteurs, des intérêts économiques, des enjeux géopolitiques, de l’impératif climatique et de l’impact culturel. La Suisse échappe à la catastrophe d’un cheveu, et on termine le livre sans trop oser croire à notre bonne étoile. Une lecture fortement recommandée, ne serait-ce que pour son actualité.

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lundi 8 janvier 2018

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