Contrechamp

«C’est aussi ça, la culture du viol»

En novembre 2020, Natacha Seuret lisait sur les réseaux sociaux une «Lettre ouverte à mon ex copain, à mon violeur, à tous les violeurs». Le texte ci-dessous en est l’adaptation. Basé sur une expérience personnelle, il lève un voile sur les mécanismes qui sous-tendent le viol conjugal, alors que la notion de consentement n’est toujours pas audible en Suisse.
«C’est aussi ça, la culture du viol»
JÉRÉMIE MARGUERAT
Témoignage

Depuis qu’on s’est revus il y a quelques semaines, j’ai réalisé l’ampleur de la violence psychologique et sexuelle que tu m’as fait subir.

La personne de l’association que j’ai contactée pour m’aider m’a dit que c’était normal et généralisé, chez les victimes de violences sexuelles et psychologiques, d’être dans le déni pendant un moment jusqu’à ce que le traumatisme resurgisse (quand il ressurgit, parce que ce n’est pas une généralité).

Je me suis inconsciemment protégée pendant des années. J’avais banalisé tout ça parce que c’était mon vécu, parce qu’à cette époque je ne connaissais rien d’autre. Parce qu’on ne m’avait pas éduquée au consentement. Terrorisée par ce que tu me faisais subir, je l’étais déjà quand on était ensemble, mais je n’avais pas le vocabulaire pour l’exprimer.

Je pensais réellement que notre histoire était belle et remplie d’amour. Ça aussi, la personne de l’association m’a dit que c’était des mécanismes récurrents chez les victimes de violences sexuelles. Mon émotionnel et mon rationnel sont coupés. Intellectuellement, je comprends la gravité de ce que j’ai subi. Emotionnellement, c’est compliqué d’affronter toutes ces violences parce qu’elles prennent le contrôle de tout mon corps. Ce que, historiquement, on appelait «hystérie»; mais je n’en parlerai pas ici.

J’ai peur de toi: c’est justement parce que tu es un gars bien que tu as pu me faire subir ça. Tes violences n’étaient pas visibles: tu m’insultais, me frappais de manière indirecte. Tu frappais mon estime, délicatement; mais plus je te côtoyais, plus elle s’érodait. Quand je te disais «non», tu me faisais part de ta tristesse. Celle de ne pas me baiser. Alors j’acceptais pour ne pas te perdre. Parce que tu me l’as bien fait comprendre: si je ne me soumettais pas, si je voulais être plus que ton objet, tu ne voudrais plus de moi. En aucun cas je ne pensais à ce que ça me faisait à moi de ne jamais avoir de plaisir, de me forcer, d’être complètement déconnectée de mon corps. «Ton désir est monstrueux»: tu me l’as répété souvent, de manière plus ou moins directe, pendant deux ans. Tu m’as fait comprendre que je n’avais pas le droit d’écouter mes désirs et que mon corps n’existait que pour satisfaire le tien. Tu as réussi à ancrer dans ma tête que j’étais un objet sexuel, là uniquement pour la jouissance des hommes.

Tu m’as mise dans une position où je devais justifier d’être moi, et m’abandonner quand ce que j’étais ne te convenait pas. Je te trouvais des excuses. «Mais s’il fait ça, c’est parce qu’il m’aime et qu’il ne supporte pas de me voir agir comme ça/parler comme ça.» Je me disais: «Il souffre de me voir être moi, alors je vais arrêter d’être moi pour qu’il arrête de souffrir» ou «si on ne couche pas ensemble, il est triste, et c’est de ma faute». Tout ça pour justifier ce sur quoi je mets enfin un mot: manipulation affective.

«Pointer un coupable du doigt, c’est ébranler tout un système»

Depuis quelques semaines, je revois en boucle toute notre relation en utilisant les bons mots: contrôle, coercition, chantage sexuel, rabaissement, égocentrisme, emprise et viol. Et il reste encore tant d’autres réalités que tu m’as fait subir pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de termes. Je suis scandalisée que tu aies pu faire tout ça sous le couvert de l’amour et d’y avoir cru.

En écrivant cette lettre ouverte, je me suis replongée dans ma culpabilité: «Si je publie ça, il va en souffrir. C’est égoïste», alors même que je préserve ton identité. Je comprends tellement les raisons qui poussent toutes ces victimes à se taire. C’est pas facile de trouver le courage d’en parler, d’accuser. Dans ma tête, le viol, c’était une personne violente qui en pénétrait une autre de force. C’est d’ailleurs la définition qu’en donne encore le code pénal suisse.1>https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/ Pourtant, dans 70% des cas, les victimes ne se débattent pas car elles sont sidérées2>Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Binge Audio, 2019. et seulement 7% des victimes sont contraintes par la force.3>https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/ Rappelle-toi: dans la grande majorité des cas, les violeurs ne sont pas non plus des psychopathes, mais des hommes normaux, des maris, des petit-copains, des meilleurs amis, des papas, des grand-papas, des patrons, des voisins, à l’allure plus que normale. Dans 80% des cas, les violeurs sont des proches de leurs victimes4>https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/ L’image collective qu’on se fait du violeur est complètement stéréotypée. Ce sont rarement des hommes dérangés qui agressent des personnes aléatoires dans la rue. Seuls 7% des agresseurs ont une maladie mentale.5>Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Binge Audio, 2019.

Comment parler de ces violences quand les images associées au vocabulaire ne correspondent pas à notre situation? Comment comprendre ce qui nous arrive quand on ne peut pas trouver les mots pour le définir? Comme l’image qu’on se fait du viol est stéréotypée, pointer un coupable du doigt, c’est ébranler tout un système coupable.

A rajouter dans la balance infinie des considérations que j’ai prises en compte en écrivant cette lettre: Qui croirait ce mec si chou capable de viol? Qui me considèrera comme une femme hystérique qui fait un drame? Combien de personnes vont discréditer mon vécu et mon traumatisme? Combien de personnes vont penser que je suis coupable? Que j’aurais dû réagir? Combien de mes proches vont prendre la défense de mon agresseur? Combien me demanderont de penser à son état mental, alors que le mien est en train de partir en fumée? Combien de personnes vont me voir comme une victime, comme une personne faible? Combien de personnes vont continuer à rester inactives, et ne bougeront pas le petit orteil pour faire changer les choses?

D’ailleurs, la moitié des victimes n’en parlent à personne et seules 8% de toutes les agressions sexuelles sont dénoncées en justice. La première raison donnée pour cela est la honte.6>https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/ C’est aussi ça, la culture du viol: des images faussées, des excuses, de la culpabilité, peu d’écoute et rarement des conséquences pour les coupables. Nous avons un sérieux problème avec les définitions, avec les mots, et avec l’éducation.

Comment ai-je pu suivre des cours d’éducation sexuelle sans qu’on m’explique ce qu’est le consentement? Les informations sont là, les statistiques sur le nombre de victimes, les écrits qui détaillent les mécanismes de la culture du viol, les témoignages des victimes, les théories sur le consentement et sur comment l’appliquer… Tout ça existe mais c’est accessoire, ça n’existe que pour les personnes qui s’y intéressent et généralement ce ne sont pas les hommes qui s’y intéressent, mais bien les victimes.

Les traces des violences que tu m’as fait subir impactent mon présent: cette déconnexion de mon corps, de moi-même, me suit depuis des années. Et j’ai peur, peur que l’état psychique dans lequel je suis à cause de toi continue à entraver le cours de ma vie. J’ai peur de ne plus jamais avoir la force de me relever. J’ai peur d’être cassée psychologiquement à tout jamais.

«On ne nait pas violeur: on le devient»

Heureusement que je suis entourée par des personnes extraordinaires qui me prennent dans leurs bras pendant que je pleure pendant des heures, pendant que je tremble et que je n’arrive pas à respirer, pendant que je suis dans un état de choc traumatique tellement intense que je saigne du nez sans m’en rendre compte.

Heureusement que je suis en relation avec quelqu’un qui me respecte et m’accompagne dans la reconnexion avec mon corps. Dans une relation basée sur ce qu’il n’y a jamais eu entre nous: l’écoute, l’acceptation et le respect. Et en fait c’est tellement basique et humain. Heureusement, j’ai réussi à en parler, à lutter contre la honte et la culpabilité.

Ce que je sais, c’est que je vais lutter activement contre la culture du viol. Ma souffrance, je vais la transformer en énergie pour faire changer les choses. J’ai une idée que je vais te transmettre, que peut-être je serai incapable de réaliser. J’aimerais mettre en place un projet avec toi, un projet à deux. Faire un projet ensemble pourrait être révolutionnaire parce que je n’ai jamais entendu aucun violeur assumer ses actions, utiliser les vrais mots pour les définir, et ne pas culpabiliser ses victimes ou discréditer leur parole. Parce que nous entendons rarement la parole des victimes, mais encore moins celle des agresseurs. Tant que la loi du silence sera reine, les choses ne changeront pas. Alors peut-être qu’il faut allier la parole d’une victime et d’un violeur pour réussir à briser le silence.

On m’a appris que le courage était un mot masculin. Alors peut-être que les hommes cis7>Une personne cis, ou cisgenre: dont le genre ressenti correspond à celui qui lui a été assigné à sa naissance. auront la force de se révolter contre leurs propres mécanismes toxiques, qu’ils auront le courage de se confronter honnêtement à eux-mêmes et d’en tirer les conclusions pour que personne ne recommence plus jamais. Parce que la culture du viol c’est vicieux, que les hommes cis sont formatés à violer, et les autres à fermer leur gueule et à accepter ces violences. Parce qu’on ne nait pas violeur: on le devient. On le devient à force de se croire supérieur et tout permis, à force de se voir offrir par la société mille justifications et facilités, à force de suivre des exemples de masculinité qui poussent à violer, à manipuler pour atteindre le Saint Graal, le sexe, même si la personne en face n’en a pas vraiment envie. Tant que le but est atteint, les moyens utilisés pour y arriver ne sont pas importants. C’est en ce sens que si tu assumais, tu pourrais être vecteur de prise de conscience pour tant d’autres.

Pourquoi cette lettre est-elle ouverte? Parce que notre histoire n’est qu’une parmi tant d’autres; elle suit exactement les mêmes schémas vicieux que des milliers d’autres histoires. Comme d’autres l’ont si bien dit: le privé est politique. En quelque sorte, c’est d’une histoire collective dont je parle.

Notes[+]

Natacha Seuret est étudiante, 24 ans, région lausannoise.

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