Rationalité néolibérale et «vie bonne»
Il n’y a désormais plus de doute: le néolibéralisme actuel ne peut pas être la réponse aux méfaits capitalocènes qui frappent la planète. Ni lui, ni le libéralisme classique d’Adam Smith ne peuvent répondre aux catastrophes climatiques et sociales en cours dont la pauvreté, les pandémies, l’exponentielle déforestation et le bétonnage des villes, la disqualification des métiers, le racisme, l’abandon des migrants, l’individualisme, le machisme et l’émiettement du lien social.
Attention, le néolibéralisme économique qui émerge dans les quatre coins du monde n’est pas une lubie de quelques enfants gâtés des Gafam, accros des logarithmes ou mordus du post-humanisme. Il s’agit bien de la promotion d’une nouvelle rationalité économique. C’est une sournoise révolution des mentalités, chère à notre modernité contemporaine. Wendy Brown parle d’une démocratie devenue néolibérale.
Ainsi, il impose à chacun·e la responsabilité de sa condition, en dépolitisant la reproduction des inégalités sociales. Chaque sujet devient un appât en quête de valorisation et d’investissement de son portefeuille (Wendy Brown, 2017/2018). Chaque personne doit travailler son profil, son curriculum vitae ou son «capital» humain, afin d’attirer les bonnes grâces des investisseurs et obtenir des crédits (Silvia Gil, 2018).
Toutes les gouvernances de cette nouvelle «démocratie néolibérale» sont dirigées, non pas par des professionnels intéressés et motivés par l’approfondissement et l’enrichissement des connaissances, mais par une nouvelle technocratie. Ces corps de technocrates, de droite comme de gauche, s’inscrivent dans un managering capitaliste, eux-mêmes cotés par des «agences de notation». Cette gestion tentaculaire dépasse le champ purement économique et capture toute la vie et la subjectivité de chacun·e (Wendy Bown, 2018). Ce vaste appareil de capture est subtilement élaboré et engloutit toute manifestation du socius en modélisant finement l’espace public, professionnel et privé. Les marchés sont mis en exergue au mépris de la vie (Silvia GIL, 2018). Les possibilités de s’en échapper et de forger des alternatives concrètes sont bien maigres.
Pourtant, d’ores et déjà, deux dimensions éthico-politiques demeurent possibles. La première, plutôt collective, récupère et à s’approprie l’espace politique en créant diverses «agences de notation alternatives». Ainsi, «les investisseurs confrontés à une campagne mettant en lumière les entorses à ces valeurs peuvent être amenés à réorienter leurs capitaux, non pas par souci éthique, mais parce qu’ils craignent d’y perdre de l’argent» (Michel Feher, 2017). La deuxième propose une résistance subjective en centrant son action dans ce qui est à la fois immédiat, personnel et social. Elle redirige la créativité et les ressources de chacun·e vers le soin (to care) de la vie au quotidien. Il s’agit ainsi de se donner les moyens d’accéder à une «vie bonne», en prenant soin de la qualité existentielle de son quotidien, avec sa singularité.
Pour (re)découvrir l’élémentaire, il faudrait cesser de courir derrière les crédits et les bonnes notations, mais aussi débrancher internet et le téléphone portable durant les heures de repas et durant la nuit, ou encore allumer la télévision uniquement pour des émissions ciblées. Et, pourquoi pas, écrire son opinion dans les journaux, faire une activité manuelle, tisser des nouveaux liens et créer vos collectifs.
Ce plan de résistance immanent, au cœur du «trouble» (Donna Haraway, 2016/2020), des «ruines» (Anna Tsing, 2020) et de l’exploitation néolibérale de l’expérience de chacun·e, permet de créer des «espaces inventés» par des pratiques résistantes quotidiennes créatrices. Ces pratiques sont à la portée de chacun·e. Elles permettent de forger des nouvelles espérances et joies de vivre plurielles vers un renouveau démocratique, polyphonique, social, politique, associatif et institutionnel.
Notre invité est consultant psychosocial indépendant.