Contrechamp

La solidarité internationale malmenée

Alors que la crise du Covid a creusé les inégalités et précipité des millions de gens dans la pauvreté, une politique internationale cohérente et solidaire fait cruellement défaut. Face à cela, des initiatives ont émergé au printemps pour imaginer un «monde d’après» différent. Parmi ces voix, les auteur-e-s de Tumulte postcorona et du Manifeste 2020 unissent leurs forces.
La solidarité internationale malmenée
Dessin de Barrigue prévu pour la première page de couverture du Manifeste 2020. DR
Pandémie

Pandémie… Ce terme indique que tous les continents sont touchés, qu’ils adoptent les mêmes moyens de lutte contre un même agent infectieux, qui provoque partout les mêmes effets et les mêmes drames. On aurait pu en attendre un renforcement de la solidarité internationale. Il n’en fut rien. Quand le virus pénétra dans nos contrées, les uns après les autres, les pays fermèrent leurs frontières et firent main basse sur les équipements disponibles, accaparant par ici, réquisitionnant par là, chacun pour soi et Dieu pour tous.

C’est ce que nous écrivions au printemps passé dans le livre collectif Tumulte postcorona 1>Tumulte postcorona – Les crises, en sortir et bifurquer, Anne-Catherine Menétrey-Savary, Raphaël Mahaim, Luc Recordon et al., Editions d’En Bas, août 2020.. Or en cette fin d’année, nous sommes plus éloignés que jamais d’une politique internationale cohérente et solidaire. Nous sommes cependant nombreux à ressentir le besoin d’agir et de mettre en commun nos réflexions: les contributeurs et contributrices du Manifeste 20202>Manifeste 2020 – Urgence: pour un autre monde et ne pas revenir à l’a-normalité; collectif à l’initiative de Michel Bühler et Nago Humbert, juin 2020, à paraître aux Editions d’En Bas, janvier 2021. ont rejoint celles et ceux de Tumulte pour engager une dynamique de changement.

Le virus a fragilisé le monde, creusé les inégalités et précipité des millions de personnes dans la pauvreté. Au printemps 2020, les nouvelles en provenance de régions du monde particulièrement fragiles faisaient craindre une flambée ravageuse du coronavirus en raison de la faiblesse de leurs systèmes de santé et du fait que les mesures sanitaires décrétées partout dans le monde semblaient, chez elles, totalement inadaptées: comment exiger de personnes actives essentiellement dans l’économie informelle et vivant dans des bidonvilles ou des favelas qu’elles restent chez elles et se lavent les mains alors que la promiscuité est inévitable et que l’eau manque? En cette fin d’année, même si l’Afrique, à qui on prédisait le pire, a été relativement épargnée, d’autres pays en développement sont lourdement touchés. Pour tous, le constat est implacable: «L’impact le plus sévère du Covid-19 n’est même pas le virus lui-même (…)  mais les conséquences économiques bien plus dramatiques constatées dans les pays les plus pauvres et les plus touchés par des conflits» 3> Selon Mark Lowcock, directeur du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, interrogé par Le Temps, 2 décembre 2020.. Paru le 1er décembre, le rapport du Bureau des affaires humanitaires de l’ONU signale dans ces pays une «mortalité accrue due au VIH, à la tuberculose, à la malaria», car la pandémie a empêché les campagnes de vaccination. Il prévoit que plus de 30 millions de personnes supplémentaires vont tomber dans l’extrême pauvreté et que des famines sont probables. Pour faire face, l’ONU lance un appel de fonds de 35 milliards de dollars. Sera-t-elle entendue?

Evolution inquiétante

Il est particulièrement inquiétant de constater, depuis des années, les tentatives constantes du Conseil fédéral et de la majorité de droite du Parlement de réduire les budgets de l’aide au développement. Alors qu’un taux de 0,7% du PNB a été recommandé par l’Assemblée générale de l’ONU en 1970, un demi-siècle plus tard non seulement la Suisse ne progresse pas vers cet objectif, mais elle régresse. Cette tendance à la baisse se généralise dans les pays riches, au moment où ce soutien serait vital.

De plus, la Confédération a fortement réduit la liste des pays qu’elle veut aider et elle n’oublie jamais de rappeler que nos «stratégies de coopération internationale» visent aussi bien les besoins des populations que nos propres intérêts, ce qui trahit une curieuse conception de la notion d’aide, puisqu’elle est censée profiter en priorité à ceux qui l’octroient! Quand les élus de droite, comme ce fut le cas fin septembre au Conseil national, se prononcent en faveur d’une aide pour encourager les populations défavorisées à rester dans leur pays et en même temps pour la réduction des budgets prévus à cet effet, elle fait preuve d’incohérence. Cette attitude est d’autant plus navrante que la crise sanitaire a fait perdre leur emploi à de nombreux migrants, ce qui a dramatiquement réduit les transferts d’argent en faveur de leurs familles restées au pays – des sommes estimées, dans le monde, à quatre fois le total des aides versées au titre de la coopération internationale. L’effondrement de la solidarité est directement responsable de la misère du tiers monde.

Au lieu d’en rester au concept de charité, hérité de nos sociétés judéo-chrétiennes, la coopération devrait considérer les populations soutenues non plus comme des pauvres et des victimes, mais comme des partenaires, d’égal à égal, acteurs de leur propre destin. Leurs pays ont besoin d’une aide structurelle, pas d’une aumône. Leur grande fragilité est moins imputable à la faiblesse de leurs ressources qu’à l’exploitation inéquitable qu’en font les compagnies étrangères, au fardeau de l’endettement et à la fuite des capitaux, accueillis sans scrupule dans nos banques. De plus, notre pays développe une fâcheuse tendance à renforcer ses liens de partenariat avec des entreprises privées telles que Syngenta, Holcim ou Nestlé, désormais associées aux programmes d’aide au développement. Au printemps, nous avions encore l’espoir que le peuple suisse accepterait massivement l’initiative fédérale «Pour des multinationales responsables». Aujourd’hui, la déception causée par son refus est immense.

Exprimées dans Tumulte et dans le Manifeste 2020 au printemps dernier ces préoccupations sont plus que jamais d’actualité. En novembre, en Arabie saoudite, les dirigeants de la planète réunis virtuellement en G20 se sont montrés sensibles à l’explosion de la dette des pays en développement, due au Covid, et ils ont promis de mettre en œuvre une suspension du versement des intérêts jusqu’en juin 2021. Promesse dérisoire, alors que depuis des années de nombreuses organisations demandent purement et simplement son annulation!

Aux portes de la forteresse Europe, en avril 2020, nous regardions avec désespoir du côté de l’île grecque de Lesbos où des milliers de demandeurs d’asile s’entassaient dans le camp de Moria, dans des conditions effroyables. En septembre, le campement a été incendié, mais ils sont toujours là parce que personne ne veut les accueillir! «Ouvrir des voies légales pour les exilés est donc un impératif absolu», écrivions-nous dans Tumulte en avril dernier. Cette exigence s’impose plus que jamais, pour qu’on arrête enfin de criminaliser les migrants en les traitant d’illégaux!

Guerre des vaccins

En avril 2020, nous rappelions le lancinant problème que constitue l’accès des pays en développement aux médicaments, en raison de la protection de la propriété intellectuelle, garantie par des brevets. Il était donc à prévoir que la répartition des futurs vaccins, des tests diagnostiques et des traitements serait peu équitable. Nous n’imaginions cependant pas l’indécente foire d’empoigne qui règne aujourd’hui, ni la relative impuissance des organes onusiens et des grandes organisations d’entraide pour préserver les droits des plus défavorisés. Sur ce point aussi, le G20 a fait mine de s’émouvoir: dans sa déclaration finale, il a solennellement affirmé: «Nous ne reculerons devant aucun effort pour assurer l’accès abordable et équitable aux futurs vaccins». En réalité, les pays les plus riches, soit 20% de la population mondiale, ont déjà réservé 4 milliards de doses, plus une option pour 5 milliards supplémentaires, soit davantage que la production globale prévue pour 2021. On ne voit pas comment le fonds de solidarité créé par l’OMS pour garantir 2 milliards de doses au 80% restant de la population pourra atteindre cet objectif, ni quant au nombre de doses nécessaires, ni au vu de leur coût trop élevé.

Sur ce point, les seules mesures vraiment efficaces, selon les propositions de quelques Etats et d’ONG telle que Médecins sans frontières, soutenues par l’OMS, consistent à permettre la production de génériques à prix abordable en mutualisant les technologies (Covid-19 Technology Access Pool) ou en obtenant de l’OMC, comme le réclame depuis des années Médecins du Monde pour d’autres traitements, la suspension temporaire des droits liés à la protection de la propriété intellectuelle. Hélas, notre gouvernement s’y oppose, soucieux de protéger les bénéfices de nos entreprises pharmaceutiques. «La Suisse serait bien avisée de suivre l’appel de la société civile et de l’OMS et de soutenir cette demande de dérogation, écrit Ruth Dreifuss. (…) Des millions de vie sont en jeu. La Suisse peut contribuer à les sauver.»4>Ruth Dreifuss, présidente de la Commission OMS sur les droits de propriété intellectuelle, l’innovation et la santé publique, et Patrick Durisch, Médecins sans frontières, dans Le Temps, 13 novembre 2020.

Pour restaurer les solidarités

Quelques propositions :

  • Que le gouvernement suisse consacre au minimum le 0,7% du PNB pour l’aide au développement;
  • Que le gouvernement abandonne son projet de privatisation d’une partie de l’aide publique au développement;
  • Que les bénéficiaires soient considérés comme des partenaires dans le choix et la gestion des projets financés par la Confédération;
  • Que la Suisse s’associe au projet de mutualisation des technologies pour garantir l’accès de tous aux vaccins et aux traitements;
  • Que la Suisse s’associe au «Pacte mondial de solidarité pour les droits des personnes migrantes et réfugiées» afin de leur ouvrir des voies légales d’accès. ACMS, NH

Notes[+]

Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale.Nago Humbert est professeur agrégé à la faculté de médecine de l’université de Montréal, fondateur de Médecins du Monde Suisse et directeur de l’Observatoire éthique et santé Humanitaire (OESH).

Opinions Contrechamp Anne-Catherine Menétrey-Savary et Nago Humbert Pandémie

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