Une Suisse responsable
Qui peut croire que des multinationales pesant des milliards de francs ne savent pas ce que font leurs tentacules? Combien de temps encore les directions générales et les actionnaires pourront-ils se cacher, en cas de violation des droits humains, derrière leurs filiales, lampistes tout trouvés dans un ordre juridique datant d’avant la mondialisation? A un âge où ces mégasociétés se sont imposées en puissances globales, autour de stratégies et d’images savamment construites, d’une «gouvernance» administrative, financière et technologique dépassant les capacités de la plupart des Etats, poser la question de leur responsabilité juridique ne devrait être qu’un simple effet rhétorique. L’immense majorité des Suisses qui soutenait l’initiative «Multinationales responsables» il y a encore quelques mois était le reflet de cette évidence.
A la veille du scrutin, l’écart s’est resserré, fruit d’une campagne acharnée où le patronat n’a hésité devant aucun mensonge, aucune intimidation. Si l’on excepte l’instrumentalisation des PME, la palme de la manipulation revient sans aucun doute à l’accusation de «néocolonialisme» adressée aux initiants par ceux-là même qui constituent des fortunes colossales grâce aux termes injustes du commerce mondial. Des compagnies souvent fondées au temps des colonies et qui en perpétuent l’esprit à l’ère du néolibéralisme, exploitant les ressources et les hommes, évadant les capitaux, imposant – par le chantage ou le graissage de pattes – leurs conditions aux populations.
Dès lors, laisser entendre que les multinationales pourraient quitter ces pays sous la menace d’un procès en Suisse est aberrant: a-t-on jamais vu une pieuvre se séparer de ses tentacules? Dépendantes aux ressources comme aux travailleurs du Sud, les firmes basées en Suisse seront juste un peu moins tentées de délocaliser là où sévissent les pires conditions, atténuant du même coup l’avantage concurrentiel de ces Etats. Ce qui, à terme, renforcera la capacité de leurs sociétés civiles à faire adopter des législations sociales et écologiques. On est bien loin du «néocolonialisme» brandi par Isabelle Chevalley et ses amis!
Soyons clairs: l’initiative ne fera pas de miracle. L’accès des victimes à la justice suisse sera semé d’embûches, ne serait-ce que financières et techniques, entre des plaignants issus de pays pauvres et des sociétés ayant pignon sur rue. Mais l’alternative serait de laisser la Suisse devenir le repère européen des repris de justice, puisqu’après la France, l’UE devrait adopter sous peu une législation similaire.
A elle seule, l’initiative ne fera pas des multinationales des entreprises responsables. Mais elle peut rendre ce pays un peu plus conscient de ses responsabilités.