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Profession infirmière: un baromètre social dans le rouge

La mobilisation du personnel infirmier, qui réclame de meilleures conditions de travail, est parfaitement légitime; mais ces revendications ont un coût, qu’une approche sectorielle et comptable a vite fait de juger extravagant, analyse le sociologue Philippe Longchamp. Pour traiter le problème à la racine, il faut s’attaquer aux inégalités sociales, premier coupable des conditions détériorées du travail infirmier. Eclairage.
Soins infirmiers

Les revendications du personnel soignant concernant leurs conditions de travail et leur rémunération sont légitimes. Selon une enquête menée par la Haute Ecole de santé et l’Université de Lausanne 1>  Longchamp, P., Toffel, K., Bühlmann, F., &Tawfik, A. (2020). L’espace infirmier. Visions et divisions d’une profession. Livreo-Alphil., le revenu équivalent plein temps des infirmiers et infirmières de Suisse romande est de 1000 francs inférieur à celui des personnes ayant suivi des études de même niveau, et les professions qui perçoivent des salaires équivalents ont suivi des études deux fois moins longues. A ces constats s’ajoute celui de la pénurie endémique de personnel infirmier qui caractérise notre pays, et que seule une revalorisation globale et salariale de la profession permettrait d’enrayer.

Mais une fois la légitimité de ces revendications démontrée, reste la question que tout le monde se pose: qui va payer? Jusqu’ici, cette question ne semble recevoir qu’une réponse étroitement sectorielle et comptable: au vu de leur nombre (plus de 80 000 en Suisse), la moindre augmentation salariale du personnel soignant se traduirait par une augmentation vertigineuse de ce que d’aucuns nomment les «coûts de la santé», et avec eux celle des primes d’assurance maladie.

Pour sortir de cette impasse, il faut rompre avec la perspective comptable et aborder le problème sous un angle sociétal. Rappelons que les démocraties occidentales se sont constituées tout au long du XXe siècle autour de l’émergence d’une très forte classe moyenne, qui en forme le pilier en même temps que la condition. Et la profession infirmière n’est pas seulement le symbole de cette classe moyenne, mais aussi son baromètre: la dégradation de ses conditions d’exercice ne fait que traduire la rapide précarisation de cette classe moyenne et, in fine, le creusement des inégalités sociales.

Or les inégalités sociales ont une influence directe sur le travail infirmier. Elles détournent les ressources étatiques vers d’autres priorités que la santé (notamment la sécurité), d’où une raréfaction des ressources disponibles qui sert de justification au minutage des soins, à la sous-dotation en personnel soignant et à la stagnation des salaires; elles surchargent aussi les soignants en augmentant la prévalence du stress chronique, des homicides, des troubles mentaux et des maladies chroniques au sein de la population.

Car parmi les pays développés, ça n’est pas la richesse nationale en tant que telle, mais la répartition de la richesse qui impacte la santé et l’espérance de vie. Les Etats-Unis en offrent un triste exemple, eux qui ont vu leur espérance de vie amorcer un recul dès 2014. Les mécanismes sont désormais bien connus: les inégalités sociales sont à l’origine d’un stress chronique qui entraine à son tour toute une série de maux (cancers, maladies cardiovasculaires, mortalité infantile, obésité, dépression) et de comportements (consommation de drogue, violence) susceptibles d’impacter l’espérance de vie. Et même s’ils sont les plus concernés, les pauvres ne sont de loin pas les seuls: telle la pollution de l’air, l’effet délétère des inégalités pénètre toutes les couches de la société, au point qu’en matière de mort prématurée, il est parfois préférable d’être pauvre dans un pays relativement égalitaire (comme la Suède) que riche dans un pays très inégalitaire (comme la Grande-Bretagne)2>Vågerö, D., & Lundberg, O. (1989). «Health inequalities in Britain and Sweden». The Lancet, 1;2, 35‑36..

On sait que les mesures politiques prises pour lutter contre la propagation du SARS-CoV-2 contribueront à augmenter les inégalités sociales. Une augmentation susceptible de tuer. De manière moins spectaculaire que le Covid-19, certes. Mais de façon plus massive. En se basant sur les données d’une équipe de chercheurs japonais 3>Kondo, N., et al. (2009). «Income inequality, mortality, and self ratedhealth : Meta-analysis of multilevel studies». The BMJ, 339, 1178‑1181., on peut estimer qu’une hausse du coefficient de Gini (mesure des inégalités) de seulement 0,05 unités pourrait entrainer en Suisse une augmentation de la mortalité de 9%, soit 6100 décès annuels supplémentaires (selon les chiffres de mortalité de 2019). Si l’on en croit les études en épidémiologie sociale, le délai entre une augmentation des inégalités et ses effets sur la mortalité est de trois à cinq ans4>Zheng, H. (2012). «Do people die from income inequality of a decade ago?» Social Science &Medicine, 75(1), 36‑45. Autant dire que le temps nous est compté, et que c’est dès à présent que la question de la réduction des inégalités devrait être saisie à bras-le-corps.

Véritable baromètre de nos sociétés, le personnel soignant se trouve donc au cœur d’un double enjeu de santé publique: celui, immédiat, des soins à prodiguer aux personnes les plus durement touchées par le Covid-19; celui, plus différé mais ô combien important, de la réduction des inégalités sociales. Prises sous cet angle, les revendications des soignants ne sont donc pas à considérer comme sectorielles ou corporatistes: elles nous renvoient à une véritable question sociétale qu’il est plus que jamais urgent de traiter.

Notes[+]

Philippe Longchamp est sociologue, professeur à la Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV).

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