Religions

QAnon, la nouvelle «conspiritualité»

Dénonçant des élites «satanistes» et un Etat «profond» occulte, la mouvance QAnon se prend-elle pour une religion? En Suisse, elle a fait mouche dans les milieux New Age.
QAnon, la nouvelle «conspiritualité»
Lors d’un meeting de Donald Trump, le 2 août 2018. «QAnon annonce un salut final qui passe par le politique: les individus sont appelés à s’éveiller, à mener des actions collectives.» KEYSTONE
Croyances

Apparu en 2017 aux Etats-Unis, le mouvement QAnon s’est diffusé depuis en Europe et en Suisse. Le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), qui s’y est intéressé, désigne QAnon comme une «constellation de thèses défendues par un mouvement aux contours flous» et voyant le monde comme «une vaste accumulation de conspirations à dévoiler». Si les thèses QAnon aux Etats-Unis ont été fortement relayées par les milieux évangéliques – soutiens historiques de Donald Trump, c’est dans les milieux New Age qu’elles ont trouvé un écho important en Suisse. L’impact sur les milieux évangéliques helvétiques reste à démontrer, estime le CIC.

Manéli Farahmand, sa directrice et docteure en socio-anthropologie des religions, Mischa Piraud, chargé de recherche au CIC, et Sybille Rouiller, collaboratrice scientifique au CIC, répondent aux questions du Courrier.

La mouvance QAnon est-elle un mouvement religieux?

La constellation QAnon se situe à la croisée de différentes tendances, entre millénarisme et New Age (certains chercheurs parlent de conspirituality). On y retrouve les idées de  «transition», de «grand réveil», et une dimension utopique avec la croyance en un futur potentiel, alternatif. Le millénarisme est une ligne que l’on retrouve aussi particulièrement dans les nouveaux mouvements religieux (NMR)  – terme intégré au langage sociologique des années 1970-1980 pour éviter le mot négativement connoté de «secte». Il désigne la floraison de mouvances – visibles en Occident après la Seconde Guerre mondiale – mêlant appropriations diverses et héritage contre-culturel. Leur statut et leur rôle est généralement contesté par l’environnement séculier.

QAnon peut s’apparenter à un NMR si on le considère entre autres dans son rapport d’opposition aux institutions en place. Ses croyances sont éclectiques: elles impliquent des formes d’engagements forts induisant parfois l’isolement, des ruptures et divisions familiales, mais aussi l’adoption d’une posture de tension vis-à-vis des normes sociales.

Les mouvements religieux ont souvent des leaders identifiés, charismatiques. L’anonyme Q peut-il jouer ce rôle?

Q – lettre qui désigne aux Etats-Unis l’habilitation «secret défense»  – s’est plutôt présenté au départ comme un lanceur d’alerte anonyme. Uniquement actif sur internet, il reste à ce jour une entité énigmatique dont on ne connaît toujours pas la véritable identité.  Il pourrait aussi bien être une personne qu’un collectif. Même si Q est porteur d’un message à dimension religieuse, il est dépourvu du critère d’exemplarité, et ne propose ni mode de vie, ni système d’adhésion formel comme le font généralement les leaders charismatiques identifiés dans les (nouveaux) mouvements religieux. On peut se demander si le charisme symbolique dont jouit cette figure joue un rôle fédérateur ou d’identification chez les personnes qui soutiennent ce mouvement. Il pourrait aussi être identifié comme une «figure mythologique fondatrice».

Les religions confèrent un rôle à la croyance: est-ce aussi le cas ici?

Effectivement les religions, tout comme QAnon, se construisent autour de ‘connaissances révélées’. Les thèses de cette mouvance invoquent des ‘évidences’ qui ne sont pas vérifiables, émanant d’une source drapée d’un certain mystère. Le contraste entre cette connaissance révélée et l’insistance sur «l’esprit critique» est frappant. Premièrement la source de cette révélation est anonyme. Deuxièmement, aucune des allégations de QAnon n’est vérifiable. Les discours de ses sympathisant.es en Suisse se caractérisent par un rapport ambigu à la science: celle-ci est à la fois accusée d’être à la solde de «Big Pharma» et source d’autorité (on ne compte plus le nombre d’experts cités). De surcroît, ces thèses sont verrouillées et toute contradiction qui leur sont portées sont d’emblée évincées comme faisant le jeu de «l’Etat profond» et de son «ingénierie sociale».

Ces croyances incluent le complot sataniste.

Si ce complot sataniste puise dans des thèses complotistes plus anciennes, le contenu des théories QAnon – les idées de fin du monde, d’avènement d’une figure salvatrice, la dualité bien/mal, l’existence de Satan – renvoie lui aussi à des structures religieuses ou pour le moins spirituelles. Selon le sociologue S. Jonathon O’Donnel (spécialiste des études américaines), l’accusation de satanisme s’explique par le rôle qu’occupe dans cette sphère une démonologie d’inspiration chrétienne charismatique. De plus, le millénarisme QAnon annonce un salut final qui passe par le politique: les individus sont appelés à s’éveiller, à mener des actions collectives. Là encore, en produisant cette voie de salut, QAnon se profile comme producteur d’un système religieux.

Quel est l’impact des thèses QAnon en Suisse?

Jusqu’en 2020, l’audience des thèses QAnon est restée limitée aux sphères politisées proches de la droite radicale. Le contexte sanitaire de pandémie de COVID-19 aura suscité un élargissement de l’engouement. Si aux Etats-Unis, QAnon est associé aux courants chrétiens évangéliques et charismatiques, en Suisse romande, ses thèses se diffusent plutôt dans des mouvements de nouvelles spiritualités, de thérapies alternatives et des nouveaux mouvements religieux (NMR). Les messages sont édulcorés mais bien diffusés. On constate une convergence d’intérêts entre QAnon et certains acteurs et actrices des milieux thérapeutiques New Age.

La constellation QAnon inspire de nombreuses personnalités suisses, mais son impact reste difficilement quantifiable, en raison des degrés divers d’adhésion, et des reformulations diverses. Une personne peut adhérer à un élément isolé, ou à une théorie dans son ensemble sans nécessairement  approuver toutes les thèses. On observe néanmoins que les ramifications QAnon en Suisse se situent en proximité dans le milieu corona-sceptique, contestataire anti-mesures Covid, et «anti-système» (limité ici aux thèses anti 5G, anti-vaccins). Au niveau politique, QAnon a aussi fait récemment plusieurs apparitions dans des discours de membres de l’UDC.

Cette mouvance est responsable d’actes violents. Faut-il craindre des dérives en Suisse ?

Les thèses QAnon ont effectivement justifié, voire motivé, des actes criminels à travers le monde (principalement aux USA). Si à ce jour de tels actes n’ont pas été signalés en Suisse, le risque de dérives existe. L’adhésion à ces théories peut  avoir des effets sociaux tels que des risques de ruptures de liens et d’isolement. Un éventuel effet de polarisation des débats dans l’espace public est également possible. A la suite des élections présidentielles américaines, on escompte des effets politiques notamment dans une possible bataille juridique à venir d’ici au 20 janvier 2021, jour de la passation de pouvoir entre les candidats Trump et Biden.

Aussi, Joe Biden a proposé un nouveau plan d’action de gestion de la crise du Covid-19. S’il impose de nouvelles mesures de protection, il y a fort à parier que les mouvements anti-masque, anti-vaccins et QAnon y réagissent fortement. Il est difficile de prévoir en revanche la réaction des partisans européens de QAnon dans les semaines à venir, ou d’anticiper d’éventuelles dérives. L’évolution de la crise du Covid et les suites judiciaires et médiatiques des élections américaines auront certainement un grand rôle à jouer.

Avez-vous reçu des demandes de la part de famille ou de proches de personnes adhérant à des thèses complotistes?

Depuis quelque temps, le CIC en reçoit, oui. Concernant QAnon, des familles ou de personnes se sont inquiétées pour des proches ou connaissances adhérent-e-s à ces thèses. Dans ce cas, nous proposons notre dossier d’information, et des recommandations permettant de maintenir la communication et le dialogue. Ces recommandations sont disponibles sur notre site. Grâce à notre réseau de Centres d’information européen et canadien, le CIAOSN (Bruxelles) et Info-Secte (Montréal) – deux institutions également attentives à ce phénomène – le CIC peut anticiper certains faits et tendances.

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