Chroniques

L’exercice de la pensée

À livre ouvert

L’exercice de la pensée appartient en propre à chacune et chacun, encore s’agit-il de trouver celle ou celui qui nous montrera, par la parole ou l’écrit, comment l’exercer au mieux. Cette idée, glanée dans le livre que Jean-François Billeter a consacré à Georg C. Lichtenberg (Lichtenberg, Allia, 2014), semble s’appliquer à merveille au dernier ouvrage de Renaud Garcia, La Collapsologie ou l’écologie mutilée, paru à l’Echappée.

Nombreux sont les livres consacrés à la collapsologie. Nul besoin de les chercher sur les rayons des librairies pour savoir qu’il y a là matière à une «vogue effondriste». Oui, l’effondrement ça cartonne, comme nous le rappelaient il y a peu Yves Citton et Jacopo Rasmi1>Cf. Y. Citton et J. Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Seuil, 2020.. Ça cartonne et ça «cogne» aussi, toujours de façon spectaculaire d’ailleurs, puisque malgré les coups portés par la critique (ou à cause d’eux) les ventes continuent de grimper.

Parce qu’elle veut «ramener la réflexion écologique à son sol primordial», la critique de Renaud Garcia fait partie des plus radicales. Mais plutôt que de s’engager dans une bataille frontale, l’auteur choisit de prendre à revers le discours effondriste, en ravivant la mémoire du passé de l’écologie et en se positionnant clairement sur le plan des idées et de la pensée.

Se positionner ainsi, c’est d’abord relever que le mot «effondrement», surtout conjugué au singulier, fait écran à une compréhension réellement fondée. Mot plastique, l’«effondrement» change de sens en fonction des contextes et circonstances, sans pour autant perdre sa charge de sidération et de stupéfaction. Voilà pourquoi sera-t-on, avec d’autres, tenté de voir dans le récit de l’effondrisme le pendant du celui du capitalisme, qui, rappelons-le, donne à croire que ce dernier serait l’aboutissement naturel de l’histoire humaine et qu’il n’est ni souhaitable ni possible d’en venir à bout. A la naturalisation de l’expansion du capitalisme répond donc désormais celle de son collapse inéluctable, avec, à la clef, cette conclusion étonnante: seul le capitalisme, en s’effondrant sous son propre poids, peut abattre le capitalisme.

En fait le succès de l’effondrisme repose sur des recettes assez simples. Tout d’abord identifier un ennemi – ici un capitalisme thermo-industriel destructeur de la biodiversité et générateur de gaz à effet de serre. Postuler ensuite une absence d’alternative en affirmant que ce système ne peut que s’effondrer. Enfin susciter un espoir: qu’ensuite place nette soit faite pour de réelles alternatives. Espoir paradoxal, car la chute du capitalisme n’ira pas sans transformer les conditions mêmes de notre existence.

On saisit mieux pourquoi les collapsologues, pour supporter cette certitude du désastre et du désespoir, abandonnent la sphère de la rationalisation et se tournent vers celle du spirituel. La lecture de l’édito de la troisième livraison de la revue Yggdrasil ne laisse aucun doute sur la perte de repères dans laquelle se trouve la communauté collapsonaute: «Et si un jour vous êtes perdus, déboussolés, et si vous ne savez pas quoi faire, arrêtez-vous un instant et regardez au fond de vous-même. Cherchez où se trouve la joie, et vous aurez votre nord.»

Abandonnons sans regrets ces «météos intérieures» et ces effusions sentimentales pour nous fixer une orientation autrement plus incarnée. Plutôt que d’espoir parlons, avec Renaud Garcia, d’espérance. Non exempte de nostalgie, cette attitude permet à l’individu «d’assumer le désespoir» mais aussi et surtout de se ressaisir. Elle l’autorise à «se tenir droit et à tenter de faire ce qu’[il] tient pour vrai et bon», ici et maintenant, à même la vie quotidienne.

S’il est si urgent de lire La Collapsologie c’est qu’à aucun moment l’auteur ne rechigne à l’exercice de l’espérance, qui est aussi celui de la pensée. Il faut dire que son point de départ ne lui laisse guère le choix: il sait que le constat de l’effondrement n’est nullement suffisant pour stopper dans sa course l’expansion du techno-capitalisme; point que pour notre part nous partageons entièrement.

A d’autres moments de son analyse serons-nous moins disposés à le suivre, par exemple lorsqu’il aborde la question de la natalité chez Hans Jonas de façon peut-être trop tranchée. Mais jamais il n’arrêtera complètement notre propre pensée, réussissant le tour de force de mettre en pratique l’idée, partagée par Walter Benjamin et Hannah Arendt, que «la pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage» et qu’une pensée forte fait penser les autres. Ce qui est beaucoup.

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Notre chroniqueur est géographe et enseignant.

Opinions Chroniques Alexandre Chollier

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lundi 8 janvier 2018

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