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Arrêtons!

«Pourquoi soigner les gens? Nous n’en avons tout simplement pas les moyens.» Poussant l’ironie jusqu’à l’absurde, Nino Fournier revisite le concept de «dictature sanitaire» cher aux mouvements anti-masques et met en avant la nécessité de «faire société» en temps de crise.
Covid-19

Pourquoi porter des masques? Pourquoi garder ses distances? Pourquoi faire attention? Pourquoi faire du travail à distance? Pourquoi éviter les rassemblements et les sorties? Pourquoi imposer toutes ces mesures? Les gens sont lassés. Ils ont même compris que tout cela, c’est de la dictature.

Et je dirais même plus: pourquoi soigner les gens? Nous n’en avons tout simplement pas les moyens. Les hôpitaux sont déjà saturés. Les équipes soignantes sont épuisées. Et surtout, les moyens économiques sont limités. Alors, arrêtons tout. Ou plutôt, recommençons à vivre – pour mieux mourir. Mais la mort fait partie de la vie, n’est-ce pas? Arrêtons tout, et devenons pragmatiques. Si nous fermons les entreprises, si nous fermons les restaurants et les bars, si nous empêchons les gens de prendre l’avion, si nous fermons nos frontières, ce sont des pans entiers de l’économie qui chuteront. Nous ne pouvons tout simplement pas nous le permettre. Alors partons en vacances. Allons au cinéma. Allons travailler.

Mais lorsque nous serons malades, lorsque nous serons tellement malades qu’un ou deux cachets d’aspirine ne suffiront plus, lorsque nous serons tellement malades que nous aurons besoin de soins intensifs, soyons conscients qu’il n’y en aura pas. Ou plutôt, il n’y en aura pas assez pour tout le monde. Alors nous choisirons. Nous ferons le tri. Edictons les règles tout de suite: nous sauverons les plus jeunes, bien sûr, car leur espérance de vie est plus grande. Mais pas tous les jeunes. Nous sauverons les jeunes les plus sains, ceux qui coûteront le moins cher. Et nous sauverons les plus utiles, ceux qui font des études dans les branches suivantes: la finance, le droit des entreprises, la médecine. Ce sont eux qui créeront, dans le futur, les entreprises nouvelles qui permettront à la Suisse de faire des économies et de rembourser sa dette publique.

Pour les autres, c’est triste, bien sûr – mais ma foi, c’est la vie. Parfois on gagne, parfois on perd.

En fait, c’est bien la voie que nous sommes en train de prendre. Et c’est pour ça que nous nous comportons comme dans une dictature. Car la dictature «sanitaire», tout compte fait, ce n’est pas porter des masques, mais c’est attendre, contre tout bon sens, qu’on nous dise d’en mettre pour le faire. La dictature, ce n’est pas choisir d’être solidaires ensemble, c’est s’adapter, sans penser, aux mesures qui vont et qui viennent. La dictature, ce n’est pas un reconfinement, mais c’est attendre, pour le faire, que les hôpitaux soient saturés et que la mort nous fasse de nouveau peur. La dictature, c’est ça: la peur. La peur de la crise économique, la peur de la crise sanitaire, et passer son temps à courir de l’une à l’autre, alors que les morts s’accumulent. Heureusement, heureusement que les morts meurent vieux et que nous pouvons donc garder un peu de bonne conscience en se disant: finalement, c’était peut-être de toute façon leur heure.

Avoir peur, peur d’être malade, mais aussi peur de perdre son travail, peur de ne plus avoir d’argent pour payer ses factures, et penser que c’est la vie – voilà pourquoi nous ne nous sentons pas maîtres de nos vies, que nous avons la sensation de subir ce qui se passe: parce que nous agissons de telle sorte que nous sommes dépossédés de notre responsabilité. Nous attendons que l’on nous dise quoi faire. Et pourquoi? Parce que nous sommes persévérants. Mais dans la mauvaise direction. Nous nous accrochons à ce que nous connaissons. Nous voulons absolument que tout fonctionne comme nous l’avions prévu. Mais à ce niveau-là, ce n’est plus de la persévérance, c’est du piétinement. Nous piétinons dans la voie normale, nous voulons faire comme d’habitude: rien ne peut nous détourner de notre destin. Mais la situation extraordinaire nous rappelle peut-être à la signification de la société. Car faire société, est-ce que ce n’est pas choisir ensemble la manière dont nous voulons nous comporter? Et il s’avère que nous pouvons choisir la manière dont nous faisons face à la crise: ensemble ou chacun pour soi; de manière inventive et vivante, ou à la manière de morts-vivants que rien ne touche ni que rien n’arrête.

La seule manière ne pas agir comme des morts-vivants, en ce moment, c’est de se reconfiner, pour aider notre système de santé. Ensuite, c’est de donner ce qu’elles demandent aux équipes soignantes, pour leur prouver qu’elles comptent. Enfin, c’est donner de l’argent à ceux qui ne travailleront plus, pour leur montrer que la politique importe.

Note: Le 2 novembre, la RTS nous apprend dans La Matinale que le tri des patients aura bientôt lieu dans les Hôpitaux universitaires genevois. Devons-nous avoir honte?

Nino Fournier est doctorant en philosophie à l’Université de Lausanne.

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