Des candidats au bord de la falaise
Si vous êtes un candidat d’un parti et que vous appartenez à une minorité ethnique ou issue de l’immigration, alors vous aurez plus de chances de vous trouver affecté à une circonscription difficile à gagner que si vous faites partie de la majorité blanche. C’est ce qui ressort d’une expérience psychologique dans laquelle des volontaires, représentatifs-ves de la population suisse et française en âge de voter, ont pris la place de responsables politiques chargé-e-s de choisir des candidats fictifs en vue d’une élection. Ce travail, paru le 10 juin 2020 dans la Revue européenne de psychologie appliquée1>L’expérience a porté sur deux candidats fictifs masculins, ndlr., mené par une équipe internationale dirigée par Clara Kulich, chargée de cours à la Section de psychologie de l’Université de Genève (Unige), illustre, pour la première fois pour cette catégorie de personnes et dans le contexte politique, l’existence d’une «falaise de verre».
Ce terme désigne le fait que les minorités et, à l’origine du concept, les femmes ont davantage de chances que les autres de se retrouver, sans s’en rendre compte, dans des positions managériales précaires. Ces personnes font alors face à des risques plus élevés d’échec et donc de chute du haut de cette falaise virtuelle qui a demandé tant d’énergie à gravir. Le nom s’inspire évidemment du «plafond de verre», un concept plus ancien qui décrit la limite invisible mais réelle qui empêche ces mêmes catégories d’individus d’accéder à des positions de responsabilité.
Un phénomène universel
L’expérience réalisée par Clara Kulich et son équipe montre également que le choix préférentiel d’un candidat minoritaire pour tenter de remporter une circonscription difficile n’est, curieusement, observé que chez les participant-e-s politiquement orientés à gauche. La chercheuse genevoise estime pourtant qu’il ne faut pas forcément voir de la malveillance dans ce penchant. Après analyse, il s’avère en effet que ce choix relève plus d’une stratégie basée sur le changement. Le changement symbolique, qui consiste à envoyer à l’électorat le signal que l’on a compris l’existence d’un problème et qu’on y remédie de la manière la plus visible possible. Ou le changement réel, s’appuyant par exemple sur la croyance qu’une personne issue d’une minorité, étant donné son statut, doit posséder des compétences supérieures à la moyenne pour être parvenue à ce stade.
Appliquée à l’origine au monde de l’entreprise, l’idée de la falaise de verre a été forgée en 2005 (lire ci-dessous) par Michelle K. Ryan, professeure de psychologie sociale à l’Université d’Exeter. Ses premières expériences en laboratoire sur ce sujet ont consisté à présenter à un groupe de volontaires une entreprise en bonne santé et à un autre une entreprise en difficulté. Il a ensuite été demandé aux participantes et aux participants de choisir un ou une dirigeante parmi deux candidat-e-s ayant les mêmes qualifications mais dont l’un est un homme et l’autre une femme. Les volontaires (hommes et femmes confondus) ont alors eu tendance à choisir plus fréquemment une femme à la tête de la société qui va mal. Certaines expériences montrent une préférence pour l’homme quand l’entreprise va bien mais pas toutes. Le même résultat a été obtenu en faisant participer des élèves de l’école obligatoire, des étudiantes et des étudiants de l’université, des avocats et des avocates ou encore des managers.
Le phénomène de la falaise de verre se retrouve aussi dans le contexte politique. Une analyse systématique des élections au Royaume-Uni en 2005, 2010 et 2015, par exemple, montre que le Parti conservateur a, à chaque fois, tendance à placer des femmes ou des représentant-e-s d’ethnies minoritaires dans les circonscriptions difficiles, voire impossibles à gagner. Sans surprise, cela se solde souvent par un échec. Les travaillistes, eux, suivent une approche différente. A l’aide de mesures de discrimination positive, ils prennent soin d’équilibrer le nombre de femmes et d’hommes dans les régions aussi bien difficiles que faciles, ce qui aboutit, dans ce cas précis, à l’absence de falaise de verre – les femmes semblant même, proportionnellement, faire mieux que les hommes.
«Toute la complexité consiste à identifier les motivations qui dictent ces choix, explique Clara Kulich. Et la réponse à cette question dépend de nombreux facteurs. Choisir un ou une dirigeante d’entreprise, par exemple, n’a pas les mêmes implications que désigner un ou une candidate qui doit ensuite encore séduire son électorat. Selon les cas, les causes de l’apparition d’une falaise de verre peuvent être une attitude hostile envers les groupes visés, mais parfois aussi des stéréotypes positifs. Une chose est sûre, cependant, c’est qu’aucune étude ne suggère que les femmes elles-mêmes – ou les minorités – ont une sorte de préférence naturelle pour les situations précaires.»
Une étude récente menée par Clara Kulich et ses collègues à Genève a montré que la nomination d’une femme à une position managériale précaire est surtout le fait de personnes non sexistes, un résultat à première vue paradoxal. «En réalité, les personnes sexistes et hostiles aux femmes choisissent toujours des hommes, quel que soit le contexte, note Clara Kulich. Pour elles, organiser une entreprise ou résoudre une crise, c’est toujours une affaire d’hommes. Cela ne veut pas dire que les participantes et participants non sexistes n’ont pas de préjugés. Mais ils sont d’une autre nature. Ces personnes estiment par exemple que les femmes ont des compétences spéciales en communication, en résolution de conflits ou encore en gestion du personnel, ce qui est idéal pour les situations de crise et ce qui peut expliquer le résultat que nous avons obtenu.»
Une falaise de gauche
Dans le cas des minorités ethniques raciales ou issues de l’immigration dans un contexte politique, des expériences de ce type, menées au Royaume-Uni, ont abouti dans un premier temps à un échec. Des participantes et participants avaient le choix entre un candidat noir et un blanc pour l’affecter dans des circonscriptions de difficulté variable. Le candidat noir était systématiquement choisi, en raison d’une forte désirabilité sociale et de la peur de paraître raciste.
«C’est pourquoi nous avons conçu notre dernière expérience de manière un peu différente, explique Clara Kulich. Face à un candidat blanc français ou suisse classique, nous avons proposé un Algérien, qui est un type d’immigré moins visible qu’un Noir et plus fréquent dans les deux pays où l’expérience a été menée. On l’a choisi comme natif d’Algérie mais arrivé en Suisse ou en France à l’âge de 5 ans. Il a donc été socialisé dans le pays d’accueil.»
Dans un des volets de l’expérience, les participants et les participantes jouant le rôle de décideurs d’un parti (non spécifié) devaient choisir, pour le candidat algérien, une circonscription difficile ou facile (sans l’opposer au Blanc). A 83%, les personnes se réclamant d’une sensibilité politique de gauche lui ont attribué la région difficile. De l’autre côté de l’échiquier politique, elles n’étaient que 25% environ à faire de même.
L’effet «falaise de verre» s’est confirmé dans un autre volet de l’expérience où, pour une région difficile, il fallait choisir entre les deux candidats. Une fois de plus, les participant-e-s de gauche ont choisi à 78% (contre 44% pour ceux de droite) le candidat issu de l’immigration pour la circonscription la plus ardue.
En posant aux participantes et aux participants des questions orientées mais définies grâce aux connaissances accumulées au cours de plus d’une décennie de recherches, les auteur-e-s de l’étude ont compris que la volonté des décideurs de gauche n’était pas de nuire au candidat algérien – comme cela semble être le cas avec le Parti conservateur du Royaume-Uni – mais d’appliquer une stratégie fondée sur le changement, aussi bien symbolique que réel.
Une falaise républicaine
Dans le cadre d’un projet financé par le Fonds national pour la recherche scientifique, la chercheuse et son équipe travaillent actuellement sur des données issues des élections américaines. Dans une thèse soutenue en 2018 et en passe d’être publiée, Sarah Robinson, chercheuse à la Section de psychologie, a notamment remarqué que les candidates du Parti républicain sont davantage représentées dans des circonscriptions difficiles à gagner par rapport aux candidats masculins. Cette tendance explique pourquoi elles perdent davantage. Ce d’autant plus qu’elles se voient attribuer moins de ressources par leur parti, comme l’ont démontré d’autres études. Résultat: les femmes républicaines représentent la catégorie de la population qui a la plus grande probabilité de quitter la politique.
«Ce qui est passionnant dans ce cas précis, c’est qu’il existe une falaise de verre également chez les démocrates, note Clara Kulich. Les femmes de ce parti concourent en effet elles aussi en moyenne dans des régions plus difficiles que les hommes. Mais, proportionnellement, elles ne perdent pas plus qu’eux. Du coup, on peut même dire que les femmes gagnent plus que les hommes car elles jouent des parties plus difficiles. Cette prouesse est rendue possible en partie parce que les femmes démocrates, contrairement à leurs collègues républicaines, bénéficient d’un soutien de leur parti. Tout cela va dans le sens de notre modèle: il existe deux types de falaises de verre. Le premier, hostile, qui aboutit souvent à une chute et qui conclut que le groupe en question est incapable. Le second, dans lequel les compétences de candidat-e-s minoritaires sont valorisées et où les choses se terminent en général moins mal.»
Un concept récent
L’histoire du concept de falaise de verre est récente. Le 11 novembre 2003, le Times de Londres publie en Une de son cahier économie une grosse infographie accompagnée d’un texte intitulé: «Briser le plafond de verre – les femmes à bord: aide ou obstacle?»2>«Smashing through the glass ceiling – women on board: help or hindrance?», The Times, 11 novembre 2003.. On y apprend que parmi les 100 plus grandes sociétés au Royaume-Uni, les dix qui comptent le plus de femmes dans leur conseil d’administration affichent les performances les plus médiocres à la Bourse de Londres au cours de l’année écoulée. Celles qui sont gouvernées exclusivement par des hommes réalisent, quant à elles, les meilleurs scores. Commentaire de la journaliste: «Briser le plafond de verre et utiliser leurs compétences uniques pour améliorer les performances des plus grandes entreprises britanniques, tu parles! La marche des femmes dans les conseils d’administration du pays n’est pas toujours triomphante, du moins en termes de performance du cours des actions.»
L’article connaît alors une postérité inattendue dans la littérature scientifique. Un inconnu – ou une inconnue – le glisse en effet dans la boîte aux lettres de Michelle K. Ryan, aujourd’hui professeure à l’Université d’Exeter, qui vient alors de terminer une thèse sur la thématique de genre. Intriguée, la chercheuse reprend les données mais les analyse de manière plus systématique. Elle intègre surtout une variable essentielle, le temps qui passe, et tient ainsi compte des performances des entreprises avant et après l’embauche des administrateurs et administratrices. C’est alors qu’elle remarque que les sociétés qui ont embauché les femmes au sein de leur direction allaient en réalité déjà mal avant. «Les mauvaises performances, ce n’était pas la faute des femmes, souligne Clara Kulich, chargée de cours à la Section de psychologie de l’UNIGE. Celles-ci n’ont fait qu’hériter d’une situation compliquée. Ce qui change tout.»
Michelle K. Ryan tire de ce travail un article qui paraît en février 2005 dans le British Journal of Management3>Accès: https://bit.ly/3ozu6Lg et dans lequel elle utilise pour la première fois le terme de falaise de verre (glass cliff). Un nouveau champ de recherche s’ouvre alors et Clara Kulich est aux premières loges. En effet, la chercheuse, qui travaille à l’Université de Genève depuis 2009, a fait partie de la même équipe que Michelle K. Ryan entre 2004 et 2008.
Notes