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Quelle dynamique pour la transition?a

«La durabilité doit être logée au cœur des concepts économiques.» Face à la montée des postures autoritaristes, à la hausse des inégalités et à la surchauffe climatique, les Objectifs de développement durable de l’ONU, en dressant un «inventaire des besoins de l’humanité», sont à même de donner un cap, selon René Longet, expert en durabilité.
Quelle dynamique pour la transition?
René Longet: «Le monde ne pourra pas vivre sur le modèle des pays industrialisés, et la partie industrialisée du monde ne pourra pas continuer à vivre comme maintenant.»; Mumbai, Inde, octobre 2020. KEYSTONE
Développement durable

Voici cinq ans, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait l’Agenda 20301  www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/70/1&Lang=F et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD). La durabilité entrait dans une nouvelle phase. A l’Agenda 212 www.un.org/french/ga/special/sids/agenda21/ de 1992 (21 se référant au XXIe siècle) succédait un référentiel bien plus concret, précis et impérieux. Depuis, les petits carrés colorés surmontés de slogans tels que: «Pas de pauvreté», «Education de qualité», «Energie propre et d’un coût abordable», «Consommation et production responsables» ou encore «Paix, justice et institutions efficaces» sont entrés dans notre champ de perception. Mais qu’y a-t-il derrière ces divers messages? De quelle vision sont-ils la traduction? Quelle est leur portée? Et quels sont les obstacles à surmonter? Pour y répondre, il est nécessaire de remonter quelque peu dans le temps.

Face à la torpeur des décideurs, Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, saisit en 2000 le basculement dans un nouveau millénaire pour lancer un message fort. Ce furent les huit Objectifs du millénaire pour le développement (OMD)3 www.un.org/fr/millenniumgoals/ à atteindre jusqu’en 2015. Citons-les dans l’ordre: éliminer l’extrême pauvreté et la faim, assurer l’éducation primaire pour tous, promouvoir l’égalité des genres et l’autonomie des femmes, réduire la mortalité des enfants de moins de cinq ans, améliorer la santé maternelle, combattre le VIH/Sida, le paludisme et d’autres maladies, assurer un environnement durable, enfin, mettre en place un partenariat mondial pour le développement. Grâce à une large communication et à un monitoring précis, les OMD ont été un important facteur de focalisation et de mobilisation.

Certes, la pauvreté n’a pas disparu, l’égalité des genres est loin d’être atteinte, la faim n’est pas vaincue. Mais à l’heure du bilan4 Voir aussi www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2016-2-page-15.htm, relate l’ONU, «la pauvreté dans le monde continue de reculer. Les enfants sont plus nombreux que jamais à être scolarisés dans l’enseignement primaire. Le taux de mortalité infantile a chuté de manière spectaculaire. L’accès à l’eau potable a été considérablement étendu. Des investissements ciblés dans la lutte contre le paludisme, le VIH/sida et la tuberculose ont contribué à sauver des millions de vies».

En juin 2012, la Conférence des Nations unies sur le développement durable retenait que la période 2016 à 2030 serait placée sous le signe d’Objectifs de développement durable5 https://rio20.un.org/sites/rio20.un.org/files/a-conf.216-l-1_french.pdf. Ceux-ci «ne devraient pas faire oublier les Objectifs du millénaire» et être «concrets, concis et faciles à comprendre, en nombre limité, ambitieux, d’envergure mondiale et susceptibles d’être appliqués dans tous les pays, compte tenu des réalités, des ressources et du niveau de développement respectifs de ceux-ci ainsi que des politiques et des priorités nationales».

Du développement du Sud à la durabilité du monde

Par rapport aux huit OMD dotés de 21 cibles, avec ses 169 cibles (huit fois plus), le système des ODD est autrement plus complexe. On passe de priorités pour le développement à l’ensemble des enjeux de la durabilité, d’une approche centrée sur le Sud à une réorientation globale. Il le fallait, tant le destin du monde est interconnecté.

Les ODD constituent en effet le résumé de trente ans d’engagements internationaux autour de la durabilité; offrant un inventaire des besoins de l’humanité, dessinant l’horizon du monde pour la présente décennie, ils sont un excellent outil de sensibilisation et de dynamique partagée. Car comme vingt-cinq ans plus tôt l’Agenda 21, ils ne sont aucunement réservés aux institutions étatiques. Au contraire, il s’agit de changer le monde «avec tout le monde», dans tous les sens du terme et de fournir pour ce faire une base commune, un langage commun à l’ensemble des acteurs.

Malheureusement, depuis 2015, le contexte s’est bien péjoré. Montée des régimes autoritaires national-populistes aux orientations radicalement opposées à la durabilité et à son exigence de lien entre le local et le global. Augmentation des inégalités. Emballement du changement climatique. Réduction forte de la biodiversité. Puis la pandémie du Covid, qui a considérablement accru la pauvreté et l’exclusion. A la suite de la fermeture des écoles, 370 millions d’enfants ont été privés de repas scolaires – souvent le seul de la journée. 1,6 milliard de travailleurs (surtout des travailleuses) du secteur informel ont été durement impactés. La faim augmente à nouveau6 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/progress-report/.

La pertinence des ODD n’en est que plus grande. Qualifiés de phare dans la nuit, ils donnent à notre époque troublée une orientation. Et la manière de les financer apparaît particulièrement résiliente aux crises. D’une part, il suffit de 10% du PIB mondial pour réaliser l’ensemble du programme. D’autre part, le but n’est aucunement de solliciter des financements additionnels mais d’orienter les flux financiers dans la bonne direction. Toutefois, pour passer à l’action, un certain nombre d’obstacles doivent être levés. Pour les évoquer, il est important de revenir à la notion de durabilité que les ODD expriment.

Durabilité, retour aux sources

Contrairement à une certaine représentation lénifiante, juxtaposer l’écologie, l’économie et le social ne suffit pas pour obtenir comme par enchantement la durabilité. Cette dernière, selon la définition originelle de 1987, est l’intégration de deux grands courants internationaux: le développement, soit l’accès de toutes et de tous à leurs droits économiques, sociaux et culturels, et l’environnement, soit le maintien de la capacité productive des systèmes naturels, sans lesquels il n’y a pas de vie. C’est la condition pour que le terme «progrès» prenne sens. C’est la condition, aussi, pour réguler une mondialisation qui a gravement dérapé.

Mais pour y parvenir, la durabilité doit être logée au cœur des concepts économiques. Ce n’est pas pour rien que dans tous les documents internationaux la définissant, on retrouve l’exigence d’«apporter des changements radicaux à la manière dont nos sociétés produisent et consomment biens et services» (§ 28, Agenda 2030).

Tout le contraire du modèle de la société de consommation inégalitaire épuisant la Terre et les humains et qui, malheureusement, reste l’horizon majeur de la plupart des décideurs politiques, pour qui faire croître le disponible est le ressort principal de l’action publique. Tout comme celui de nombreux décideurs économiques, qui tenaient là un filon qu’ils espéraient sans fin.

L’avancement du «Jour du Dépassement»7 www.wwf.fr/jour-du-depassement marque le rythme avec lequel le terrain se dérobe sous nos pieds. Le drame de notre mode de faire est qu’il surexploite les ressources du monde au point de détériorer gravement les conditions d’existence sur Terre – tout en restant incapable de répondre aux besoins de base d’une bonne partie de l’humanité. Il ne doit plus être possible de développer de la rentabilité au détriment d’autrui ou des générations à venir, d’augmenter la valeur financière au prix de la destruction de valeurs écologiques et sociales.

Dans une économie de la durabilité, les entreprises gagneront leur rentabilité par des activités socialement et environnementalement positives. Cela demande de passer de la sous-enchère globale à un commerce équitable et à l’autonomie locale; du fossile et du nucléaire aux énergies renouvelables et à la sobriété énergétique; de l’obsolescence organisée à l’optimisation de la durée de vie, au recyclage et à la réutilisation; de l’agro-industrie à l’agro-écologie8  www.biovision.ch/fr/projets/international/lagro-ecologie-une-solution-pour-sauver-le-climat/ – seule façon9 Voir www.fao.org/3/I9049FR/i9049fr.pdf de nourrir une population croissante sans dégrader les sols; de la finance spéculative à la finance durable10 https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2018/FR/COM-2018-353-F1-FR-MAIN-PART-1.PDF.

La chimie produira des substances à l’innocuité établie; l’aéronautique s’investira dans le transport ferroviaire; le pétrole et le plastique se reconvertiront dans les énergies renouvelables et les matériaux sans impact négatif.

Le monde ne pourra aucunement vivre sur le modèle des pays industrialisés, et la partie industrialisée du monde ne pourra aucunement continuer à vivre comme maintenant. Les capacités de charge des systèmes naturels constituent la limite objective de toute activité humaine, la réduction des inégalités et la reconnaissance de l’égalité de chances et de droits la base de toute dignité humaine. Développé dès les années 1990, le calcul de l’empreinte écologique «montre quelle surface écologiquement productive est requise pour qu’une région, un pays ou l’humanité tout entière puisse couvrir ses besoins et neutraliser ses déchets»11  www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/developpement-durable/empreinte-ecologique.html, indique l’Office fédéral suisse de la statistique (OFS).

La tâche qui nous attend est une mutation du même ordre que celle accomplie aux Etats-Unis dans les années 1930 par le fordisme et le New Deal, et en Europe par le plan Marshall puis les Trente Glorieuses. A savoir le passage du «capitalisme de la pénurie» (où le bénéfice résultait de la vente de peu d’objets coûteux à une minorité aisée) à celui de l’abondance (où le bénéfice se fait sur la vente à la grande masse d’un grand nombre d’objets peu onéreux). A cette phase – devenue obsolescence des biens puis des personnes – doit maintenant succéder l’ère de l’utilité, de l’inclusion et du bien commun. Prendre les ODD et l’Agenda 2030 au sérieux débouche immanquablement sur de telles exigences.

Notes[+]

* Auteur de Un plan de survie de l’humanité, les Objectifs de développement durable, Editions Jouvence, 2020.

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