Crève Dublin, crève!
La haute instance européenne annonce vouloir remplacer le dispositif Dublin par un mécanisme de répartition des requérants d’asile entre Etats européens qui soit plus «solidaire» – c’est le mot qu’ose utiliser la Commission.
La première réaction de tous les défenseurs du droit d’asile ne peut être que de pousser un immense «ouf!» de soulagement: pendant une douzaine d’années (en Suisse), le Règlement Dublin n’a fait que provoquer des situations kafkaïennes et causer de la souffrance aux personnes qui croyaient pourtant avoir trouvé l’asile sur le continent européen. Des hommes et des femmes, des familles, des femmes seules avec enfants, des personnes vulnérables sont renvoyées là où tout le monde sait pertinemment qu’elles ne seront pas prises en charge, des malades sont transférés là où leur traitement s’arrêtera, des frères et sœurs ou des couples sont séparés. C’est donc réjouissant que ce système perde en ampleur.
Cependant, ce n’est pas un vent d’ouverture qui souffle sur l’Europe. Eole nous ramène plutôt des nuages de cendres en provenance de la mer Egée, celles encore chaudes du camp de Moria, qui a brûlé il y a quelques jours seulement. Soyons réalistes: si le Règlement Dublin est abandonné, c’est que désormais les geôles libyennes, les naufrages en Méditerranée et les camps insalubres découragent suffisamment de monde pour que les réfugiés qui survivent soient en nombre suffisamment bas pour que même les pays européens, réfractaires à l’accueil, estiment pouvoir se les répartir entre eux. Et encore, la Commission peinera certainement à mettre en place ce nouveau mécanisme de répartition, tant les pays européens sont divisés sur la question de l’asile – c’est-à-dire qu’il y a des pays hard-liners, et des pays very hard-liners.
Il n’est de plus pas certain que la logique Dublin disparaisse totalement, d’après ce qu’en disent les différents observateurs du processus législatif européen. Le mécanisme de répartition pourrait être instauré en complémentarité. Ce nouveau dispositif se baserait sur des relocalisations de personnes réfugiées depuis les camps situés aux frontières de l’Union. La nouvelle politique s’annonce donc comme étant essentiellement basée sur la «protection» des frontières extérieures de l’Union avec, d’une part, une promesse d’échange aux pays limitrophes comme la Grèce: «Fermez les frontières, murez les camps, nous vous soulagerons de quelques relocalisations» et, d’autre part, un renforcement de l’agence Frontex. On n’a pas fini de compter les cadavres en Méditerranée.
Mais revenons à l’annonce de la Commission. Si elle parle d’«abolition», c’est surtout que le régime Dublin a mauvaise image: des transferts coûteux, en tous sens, critiqués bruyamment par les ONG et entraînant une concurrence administrative entre les pays européens – à qui sera le plus efficace pour demander la prise en charge d’un requérant d’asile à son voisin et à en exécuter le transfert. Voilà peut-être le seul point que les défenseurs du droit d’asile peuvent exploiter à ce stade dans la communication de l’exécutif européen: c’est la reconnaissance officielle, même tardive, de l’inutilité voire de l’absurdité de ce règlement.
L’heure est venue de poser une question de fond, plus grave. Le soussigné a écrit sa première tribune contre l’Accord de Dublin en 2009. Il y a onze ans. A l’époque, les hauts fonctionnaires avouaient déjà en off que cet accord créerait plus de problèmes qu’il n’en résoudrait. Dublin n’a jamais été un mécanisme d’attribution de compétence en matière d’asile, il n’a été qu’un dispositif de découragement des personnes en demande d’asile, comme la toile gluante d’une araignée dans laquelle tant de destins se sont empêtrés. Et tout le monde le savait. A intervalles réguliers, la Suisse annonçait qu’elle sortait «gagnante» de ce système.
Personnellement, Dublin a été un choc: celui de comprendre qu’une conseillère fédérale socialiste, Simonetta Sommaruga, des conseillers d’Etat se revendiquant d’un certain humanisme, comme Pierre Maudet, des hauts fonctionnaires et des fonctionnaires pourtant éduqués peuvent appliquer un règlement que tout le monde sait non seulement inefficace, mais aussi inhumain. Les uns plaidant qu’ils ne pouvaient qu’appliquer un règlement européen, même imparfait, les autres arguant que «la décision venait de Berne» et qu’il fallait appliquer le droit. Il n’existera donc jamais d’immunité contre la barbarie dès lors que celle-ci se déguise en état de droit. Ça fait froid dans le dos.
Notre invité est chargé d’information sur l’asile au CSP-Genève.