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«Le travail ne se résume pas au salaire»

Travailler plus longtemps? Mettant en avant l’«utilité sociale» du travail, Roland J. Campiche propose la piste de la «formation la vie durant», qui se poursuivrait après l’âge de la retraite.
Société

Le débat politique sur l’avenir de l’AVS continue de s’enliser. Pourquoi? On peut poser différentes questions à ce sujet et formuler diverses hypothèses. Tout le monde sait, car des statistiques nous sont livrées régulièrement, que depuis la création de l’AVS l’allongement de la vie se poursuit. Jusqu’où? A sa création, en 1948, on estimait que la durée du payement de la rente s’étalerait sur dix ans. Aujourd’hui on approche des vingt ans. Comme l’argent ne tombe pas du ciel, il convient donc de trouver des parades.

Celle appliquée déjà dans de nombreux pays est de retarder l’âge de la retraite. Ce scénario s’impose d’autant plus facilement que, outre le fait que nos contemporains vieillissent en meilleure santé, ils entrent dans le monde du travail plus tard que la génération de la création de l’AVS. Faute de données – l’Office fédéral de la statistique (OFS) consulté n’en dispose pas! – on peut estimer que cette entrée se fait trois ans plus tard que dans les années 1960, hypothèse que je fonde sur ma propre expérience et l’observation de l’allongement des études (bachelor + master = 5 ans minimum; début moyen de l’apprentissage qui ne colle plus à 15-16 ans), sans compter les nouvelles habitudes liées à cette période de la vie qu’on nomme jeunesse: 19 à 29 ans incluant des voyages, des stages, des expériences diverses… Donc on pourrait conclure ce scénario en fixant l’âge de la retraite à 68 ans?

Seulement voilà, tout le monde n’est pas égal devant le vieillissement. L’usure physique menace les ouvriers de la construction. Une mesure concoctée par les partenaires sociaux leur permet de prendre une retraite anticipée. L’évolution rapide des technologies pousse à licencier les travailleurs dépassés ou fatigués par ce changement. Une rente pont vient d’être créée pour leur permettre d’attendre l’âge légal de la retraite. Ces mesures sont louables, mais ne résolvent pas le problème de fond. Perdre son travail reste une atteinte à la personne humaine. Le travail ne se résume pas au salaire touché, il est une composante de notre dignité et de notre sentiment d’avoir une utilité sociale. Il convient donc d’imaginer d’autres solutions.

Depuis une décennie des chercheurs se sont mis au travail pour tester et explorer l’idée de «formation la vie durant», une idée remise en honneur par le président de la Commission européenne Jacques Delors à la fin du siècle dernier. Le résultat est prometteur. Examinons quelques cas significatifs à partir d’un principe général, à savoir que chaque personne à l’issue de sa formation de base, comme cela se fait déjà dans certaines professions, serait dotée d’un «passeport formation» lui permettant de faire régulièrement le point sur l’adéquation de ses acquis et capacités en relation avec son cahier de charges professionnel. Après un entretien interne d’évaluation, chacune et chacun pourrait acquérir les connaissances manquantes ou se réorienter.

Prenons un exemple parlant. Un maçon licencié, usé par le travail, a souvent derrière lui vingt ou trente ans de pratique et a acquis une longue expérience. Moyennant une formation adéquate, il pourrait soit accompagner les apprentis de son entreprise, soit surveiller des chantiers, plutôt que de rentrer à la maison. Cet exemple pourrait être étendu à nombre de professions. Mais pour cela, il faut réaliser un virage au niveau des valeurs, ce qui n’est pas évident aujourd’hui tant l’idée de rendement immédiat obscurcit les esprits.

Mais l’idée de «formation la vie durant» ne s’éteint pas avec le Rubicon de la retraite. Comme l’écrivait l’ancien conseiller fédéral Schneider-Ammann, elle est indispensable pour «l’intégration sociale des seniors». La récente pandémie a mis en exergue le rôle que remplissaient les grands-parents pour la prise en charge des petits enfants. Selon l’OFS, l’économie réalisée est de plus de 8 milliards (données de 2016). Ce chiffre a une valeur symbolique, à savoir de nous faire percevoir qu’une formation s’étalant sur la vie entière est source non seulement de bien-vivre pour la société, mais encore d’économies.

Prenons un autre exemple. Selon l’enquête suisse sur la santé de 2012, le niveau de formation atteint est le facteur qui contribue le plus à la bonne santé. Soyons encore plus pointus. On connaît la menace que constituent les maladies neurodégénératives pour l’équilibre de nos budgets. Or aujourd’hui, on sait que de faire travailler ses neurones constitue la parade la plus efficace pour prévenir ou retarder par exemple la maladie d’Alzheimer…

Sachant tout cela, on ne peut que s’étonner de l’indifférence du monde politique qui préfère les solutions sparadrap à des mesures significatives. Certes, il y a des exceptions, telles les prises de position des anciens conseillers aux Etats Felix Gutzwiler et Géraldine Savary ainsi que celle du conseiller fédéral Guy Parmelin. On ne peut que souhaiter que ce dernier fasse de son année présidentielle celle de la formation la vie durant, ce qui donnerait un autre tonus à la vie ­politique!

Notre invité est professeur honoraire à l’Université de Lausanne, auteur de Adultes aînés. Les oubliés de la formation (2014) et de A la retraite. Les cahiers au feu? (2018), aux éd. Antipodes, Lausanne.

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