Chroniques

Démocratie et citoyenneté radicale

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

La conception libérale de l’éducation à la citoyenneté est-elle la seule envisageable?

Démocratie libérale et démocratie radicale

La conception libérale de la démocratie a été en particulier renouvelée à la fin du XXe siècle par des philosophes tels que John Rawls ou Jürgen Habermas. On a ainsi parlé d’un tournant «délibératif» de la démocratie. Ce qui caractériserait la démocratie, c’est le fait que les décisions soient prises au sein d’instances de délibération représentatives. Cette conception philosophique fait la part belle à la recherche du consensus.

A l’inverse, d’autres philosophes mettent en avant une conception agonistique [conduites liées aux confrontations de rivalité entre individus] de la démocratie, qui souligne l’importance du dissensus. C’est le cas d’auteurs comme Claude Lefort, Jacques Rancière ou Chantal Mouffe. Cette conception de la démocratie est appelée «radicale».

La philosophie politique «de gauche» actuelle se partage donc principalement entre le courant du libéralisme politique (qui n’est pas pour autant favorable au néolibéralisme économique) et le courant radical, dont une des versions est le populisme de gauche de Chantal Mouffe.

Education à la citoyenneté libérale et éducation à la citoyenneté radicale

La conception libérale de la démocratie induit ainsi une définition type du citoyen, donc une vision particulière de l’éducation à la citoyenneté. Si la démocratie dans sa version libérale repose sur la délibération, il s’agit alors d’apprendre aux élèves des pratiques délibératives.

On peut prendre à cet égard l’exemple de la «Discussion à visée démocratique et philosophique» (DVDP) élaborée par le pédagogue Michel Tozzi. Ce dernier s’est inspiré de la conception délibérative de Jürgen Habermas. La DVDP vise à apprendre aux élèves des compétences délibératives comme le fait d’argumenter. En puisant également dans la pédagogie institutionnelle, les élèves se voient confier des responsabilités d’animation de discussion: président.e, secrétaire, synthétiseur.euse…

On peut néanmoins se demander si seule la conception libérale délibérative de l’éducation à la démocratie doit être prise en compte par l’institution scolaire. En effet, depuis le XIXe siècle, on constate que les droits civils, politiques, sociaux ou culturels ont connu des avancées significatives grâce à des mouvements sociaux. Les lois progressistes adoptées dans les instances représentatives délibératives ont souvent été la conséquence de mouvements d’émancipation: syndicalisme, féminisme, mouvement LGBT, écologisme, antiracisme…

De fait, on peut appeler «démocratie radicale» une conception de la démocratie qui considère que les démocraties modernes ne se limitent pas aux institutions représentatives, mais impliquent également des actions politiques non conventionnelles (pétitions, manifestations, grèves, désobéissance civile…). La conception radicale de la démocratie consiste à considérer que les droits humains dans les démocraties modernes ont été proclamés sous l’effet de mouvements sociaux. Les révolutions américaine et française constituent un exemple du lien étroit entre émergence des démocraties modernes et mouvements sociaux de contestation.

Se pose alors la question de la place de l’éducation à la citoyenneté radicale.

Eduquer à la citoyenneté radicale

L’éducation à la citoyenneté radicale pose différentes difficultés. Tout d’abord, elle comporte le risque d’être considérée comme trop partisane. Pourtant, il est possible de lui donner un objectif qui, sans être consensuel, correspond à l’idéal des démocraties modernes, à savoir la lutte contre les discriminations. En effet, le refus de toutes les discriminations est proclamé dans les déclarations des droits humains sans pour autant faire consensus – comme c’est le cas pour les droits des personnes LGBT.

L’éducation à la citoyenneté radicale peut s’appuyer sur l’étude de l’histoire des mouvements sociaux depuis le XIXe siècle. Une place particulière peut être faite à la question de la désobéissance civile non violente. En effet, l’une des particularités du XXe siècle, c’est que d’importantes luttes pour l’émancipation et l’égalité des droits ont été menées par la résistance éthique et entres autres la désobéissance non violente, que ce soit sous l’impulsion de Gandhi ou de Martin Luther King…

Ainsi, alors que la conception délibérative de la démocratie met l’accent sur le consensus, la conception radicale implique la capacité à faire dissensus, à la «non-coopération» (Gandhi). Il s’agit, comme le soulignent les philosophes transcendantalistes tels que Henry David Thoreau, d’avoir le courage de faire entendre sa «voix propre». L’éducation à la citoyenneté radicale implique donc un développement de la «conscience critique» qui suppose de discerner quand il s’agit de coopérer ou au contraire de désobéir.

Le cas, par exemple, du statut de lanceur d’alerte, avec l’alerte éthique, constitue une illustration du fait que les démocraties actuelles ne reposent pas seulement sur une conception délibérative, mais qu’elles doivent beaucoup, au contraire, à la conception radicale de la citoyenneté.

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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