Fécondités, coercition et racisme
Des chercheur-e-s nord-américain-e-s ont récemment montré que les stérilisations pratiquées en Caroline du Nord entre 1958 et 1968 visaient particulièrement les personnes noires. Depuis 1929, il s’agissait ainsi pour les autorités de réduire la population susceptible de recourir à l’aide sociale en adoptant une approche eugéniste. Cependant, il apparaît que les Noir-e-s ont été spécifiquement touché-e-s, raison pour laquelle les auteur-e-s de l’étude qualifient ces pratiques de génocidaire (lire Le Courrier du 28 juillet 2020, p.12).
Les trois chercheur-e-s s’intéressent aux politiques démographiques et à la manière dont leurs promoteurs ont cherché à limiter une population que les sociétés capitalistes basées sur les principes du marché ne parviennent pas à absorber en tant que force de travail et qui, de ce fait, sont considérées comme improductives. L’approche prend un compte divers indicateurs pour montrer ceux qui paraissent le plus significatifs et ainsi identifier les groupes sociaux plus particulièrement visés. En comparant le «surplus de population» pour chaque groupe racial avec le taux de stérilisation, ils et elle arrivent à la conclusion que les Noir-e-s sont davantage frappé-e-s par ces politiques eugénistes que les autres groupes1.
Il aurait été intéressant (de mon point de vue d’historienne) d’avoir quelques éléments sur ces pratiques de stérilisation afin de mieux en analyser les mécanismes concrets pour montrer leur incidence sur la vie des personnes touchées. Par exemple, on peut faire l’hypothèse que les femmes ont davantage été visées que les hommes.
En effet, ces stérilisations forcées s’inscrivent dans une longue histoire de contrôle de la fécondité des femmes noires aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs une des critiques du Black feminism qui souligne que la question des droits reproductifs se pose différemment pour les femmes noires dont les ancêtres esclaves n’ont souvent pas pu élever leurs propres enfants qui leur étaient retirés à la naissance ou qui étaient vendus par la suite, alors qu’elles devaient nourrir au sein les bébés de leurs maîtres et maîtresses blanch-e-s. De plus, les familles étaient souvent dispersées, ce qui provoquait de grandes souffrances.
Ces questions sont au cœur du livre autobiographique d’Harriet Jacobs. Née en Caroline du Nord en 1813, elle décrit la situation des femmes esclaves et son propre combat pour échapper à sa captivité et libérer ses enfants. Sa première maîtresse lui apprend à lire et à écrire, mais au lieu de lui offrir la liberté, elle la lègue à une enfant dont le père ne cessera de la poursuivre. Jacobs raconte que les viols par le maître, le contremaître ou un autre Blanc de la maison font partie du quotidien des femmes esclaves. A 15 ans, elle comprend les intentions de son maître: «Il peuplait mon jeune esprit d’images d’une telle saleté que seul un monstre vil pouvait les concevoir. Je me détournais de lui avec haine et dégoût. Mais c’était mon maître. J’étais obligée de vivre sous le même toit qu’un homme de quarante ans mon aîné qui violait quotidiennement les commandements sacrés de la nature. Il me disait que j’étais sa propriété, que je devais me soumettre à sa volonté en toutes choses. Mon âme se révoltait contre cette méchante tyrannie. Mais qui me protégerait?»
Jacobs note que les mères sont particulièrement inquiètes au sujet de leurs filles dont elles savent qu’elles risquent de subir les mêmes outrages. Les enfants ainsi engendrés vivent dans la maison, mais peuvent être vendus à tous moments. Rares sont les épouses des maîtres qui protègent les femmes esclaves, au contraire, Jacobs explique que la jalousie les pousse à les détester et à encore ajouter à leur malheur une série de mauvais traitements. Jacobs met au monde deux enfants issus d’une union consentie avec un Blanc qui les «rachète» par la suite. Quand il est question de les envoyer au Nord, elle craint toujours que la famille blanche qui les accueille ne les vende le jour où elle aurait besoin d’argent. Elle-même ne fuit pas, mais se cache pendant sept ans dans un tout petit grenier. Elle sait que même si elle parvient à atteindre les Etats dits libres du Nord, la loi de 1850 sur les esclaves fugitifs permettra à son maître de la renvoyer de force dans sa maison et de lui imposer le retour à l’esclavage. Finalement, elle parvient à s’enfuir et publie son récit autobiographique en 1861. Un peu plus de cent trente ans plus tard, il est traduit en français2.
1Gregory N. Price, William Darity Jr., Rhonda V. Sharpe, «Did North Carolina Economically Breed-Out Blacks During its Historical Eugenic Sterilization Campain?», in American Review of Political Economy, Volume 15, No 1, 2020.
2Harriet A. Jacobs, Incidents dans la vie d’une jeune esclave, Paris, Editions Viviane Hamy, 1992.
Notre chroniqueuse Alix Heiniger est historienne