Contrechamp

L’agro-impérialisme à l’ère du Covid

Avec la pandémie, les industries agroalimentaires ont décroché le jackpot. Mais si les profits restent au sommet, c’est une véritable catastrophe qui ruisselle vers le bas, selon l’ONG GRAIN. Avec une nouvelle vague d’ajustements structurels en cours qui va se concentrer sur les investissements agro-industriels étrangers et les exportations de produits agricoles.
L’agro-impérialisme à l’ère du Covid
Une action Greenpeace contre la production industrielle de viande bon marché en Allemagne, à Düsseldorf, juin 2020. KEYSTONE
Économie

Nestlé, la plus grande entreprise alimentaire au monde, est connue pour ses scandales. Elle a gagné le surnom de babykiller (tueur de bébés) dans les années 1970 pour avoir été à l’origine de maladies et de décès chez les enfants de communautés défavorisées en promouvant l’utilisation du biberon avec ses préparations pour nourrissons au détriment de l’allaitement. Ces dernières années, des accusations ont été portées contre l’entreprise pour avoir contribué à l’explosion des taux d’obésité et de diabète dans les communautés pauvres, ciblées pour vendre de la malbouffe ultra-transformée. Mais un autre scandale, tout aussi sombre, se cache dans les documents comptables de l’entreprise.

Le 23 avril 2020, alors que le monde était aux prises avec la pandémie de Covid-19 et que l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) alertait sur une crise alimentaire mondiale imminente, les actionnaires et dirigeants de Nestlé se sont octroyé un dividende record – plus qu’en 2019 – de 8 milliards de dollars. Supérieur au budget annuel global du Programme alimentaire mondial des Nations Unies, ce montant suffirait à couvrir les dépenses annuelles en soins de santé pour plus de 100 millions de personnes légèrement supérieur à celui de 2019 en Afrique.

Une industrie puissante au milieu d’une «tempête parfaite»

Ce type de rémunération aux actionnaires et dirigeants constitue une pratique courante pour l’entreprise, comme pour toutes les multinationales de l’alimentation et de l’agro-industrie, même en cas de catastrophe sanitaire mondiale. D’autres dividendes notables aux actionnaires ont été annoncés en avril: des versements de 2,8 milliards de dollars par la plus grande société de semences et produits agrochimiques du monde, Bayer AG; 600 millions par le premier producteur mondial de volaille, Tyson; 500 millions par la plus grande firme de production porcine, le groupe WH. Cargill, le leader mondial de l’agroalimentaire, est en passe de dépasser sa rémunération record de 640 millions de l’an dernier, réservée à un nombre restreint de membres de la famille Cargill. L’expansion du commerce électronique, en particulier des produits alimentaires, pendant la crise du Covid a augmenté la valeur nette du patrimoine de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, de la somme sidérante de 24 milliards de dollars. C’est même une période faste pour les actionnaires de certains plus petits acteurs du secteur, comme la société de plantations de palmiers à huile et d’hévéas Socfin. Les deux familles françaises et belges qui détiennent l’essentiel de l’entreprise ont reçu 20 millions d’euros de dividendes et de rémunérations des entreprises du groupe, alors que les communautés chez qui elles opèrent au Nigeria, Ghana et Cameroun n’ont pas accès l’eau potable. Cette avidité au sommet laisse la catastrophe ruisseler vers le bas, où ses conséquences sont terribles.

Les travailleurs du système alimentaire, qui meurent en première ligne pour maintenir le mode de vie des actionnaires et dirigeants, ne s’en sortent pas aussi bien. Lieux de travail à risque, les chaînes d’approvisionnement des grandes entreprises alimentaires sont désormais aussi des foyers d’infections au Covid. Partout dans le monde, il y a eu des épidémies mortelles dans les usines de production de viande, installations portuaires, entrepôts, conserveries de poisson, plantations de palmiers à huile, exploitations fruitières, supermarchés et tous les autres points situés le long des chaînes.

Des centaines de milliers d’animaux abattus dans des conditions atroces

Les grandes entreprises de production de viande ont peut-être été les pires criminelles. En pleine effervescence pandémique, elles ont résolument accéléré leurs chaînes de production pour augmenter leurs exportations vers la Chine, où les prix de la viande sont exceptionnellement élevés. Cette décision a été prise en sachant parfaitement que les augmentations de la production rendaient la distanciation sociale impossible et exposaient travailleurs et communautés environnantes à un risque de propagation massive du virus. Fin mai, les résultats dans les plus grands pays exportateurs de viande ont été terribles, avec l’infection au Covid de centaines de travailleurs migrants dans les usines de viande en Allemagne et en Espagne, de milliers de travailleurs dans l’industrie brésilienne de conditionnement de viande, et plus de 20’000 dans des usines de conditionnement étasuniennes – avec au moins 70 morts. Pendant ce temps, des centaines de milliers d’animaux abattus dans des conditions atroces: ces énormes installations ont dû stopper leur production alors que les petits abattoirs qui auraient pu tuer le bétail avaient depuis longtemps été contraints de fermer leurs portes.

En Amérique latine, nouvel épicentre de la pandémie, le carnage a été particulièrement grave. Avec l’économie mondiale au point mort, le secteur agroalimentaire régional a continué de fonctionner en toute impunité, renforçant ses effets néfastes sur les communautés et les écosystèmes. Dans presque tous les pays de la région, les activités agro-industrielles ont été exemptées de quarantaine, car considérées «essentielles», même en privilégiant les exportations et non l’approvisionnement des populations locales.

Par exemple, le gouvernement équatorien a publié un décret d’état d’urgence paralysant le pays, mais garantissant que «toutes les chaînes d’exportation, l’industrie agricole, l’élevage [industriel, …] continueront de fonctionner». En conséquence, les travailleurs des plantations de bananes et de palmiers, usines de fruits de mer, exploitations horticoles… ont été contraints de continuer à travailler comme si le pays n’était pas en urgence sanitaire, s’exposant au risque de contracter le Covid.

Les exportations de viande, de soja et d’autres produits ont augmenté, tout comme le nombre de personnes exposées au Covid au long des chaînes d’exportation

De même, le gouvernement Bolsonaro, au Brésil, a déclaré que production, transport et logistique générale des filières alimentaires d’exportation étaient des activités essentielles devant continuer de fonctionner sans restriction. Les exportations de viande, de soja et d’autres produits ont augmenté, tout comme le nombre de personnes exposées au Covid au long des chaînes d’exportation. Dans le Rio Grande do Sul, plaque tournante de l’exportation de la viande, plus d’un quart des nouveaux cas confirmés de coronavirus en mai concernaient des travailleurs d’usines de production de viande. Les procureurs du travail se battent désormais pour fermer les sites infectés et forcer les entreprises à mettre en œuvre les simples mesures de base pour protéger leurs travailleurs du virus.

Les exportations de soja brésilien, en hausse de 38% par rapport à l’an dernier, sont un autre foyer potentiel d’infection, en particulier dans les ports où camions et travailleurs circulent constamment. Lorsque les autorités de la ville portuaire de Canarana, dans le Mato Grosso, ont voulu adopter un décret pour suspendre l’exportation de soja et autres céréales en l’absence de conditions sanitaires appropriées, les géants de l’agroalimentaire Louis Dreyfus et Cargill sont intervenus et ont réussi à l’annuler en quelques jours. Au début du mois de juin, Canarana connaissait une recrudescence d’infections au Covid.

Cette frénésie d’exportations a un impact énorme sur le terrain. Selon «Deter», le système de détection en temps réel de l’Institut national brésilien de recherche spatiale, la déforestation de l’Amazonie au Brésil a augmenté de plus de 50% au cours de janvier à mars 2020 par rapport au premier trimestre 2019. Tirant profit de l’écran de fumée de la pandémie et du nombre réduit d’agents en mesure de mener des inspections, les secteurs de l’agro-industrie et de l’exploitation minière progressent dans les zones protégées et les territoires autochtones, aggravant ainsi la diffusion du Covid. De nombreux observateurs craignent un génocide lié à ces avancées industrielles irresponsables pendant la pandémie.

Durant le confinement national en Argentine, les exportations de soja et les défrichements n’ont pas cessé non plus. Dans une des forêts les plus préservées de l’écosystème du Gran Chaco, une zone de 8000 hectares est actuellement prospectée en vue d’un défrichement. En outre, sur la base d’une surveillance par imagerie satellite, Greenpeace a dénoncé le nettoyage de près de 10’000 hectares dans le nord du pays depuis le début du confinement.

Ces profits éhontés sont en train de créer une crise de légitimité du modèle alimentaire agro-industriel. Bien que les mesures de confinement permettent difficilement de le mesurer, la situation semble bouger actuellement: nous voyons des travailleurs de l’industrie alimentaire s’exprimer, s’organiser et obtenir le soutien d’autres salariés; un intérêt croissant des consommateurs pour des aliments sains et locaux et pour le bien-être des producteurs et des agriculteurs; et un essor indéniable des efforts communautaires pour acheminer la nourriture là où c’est nécessaire grâce au bénévolat et aux coopératives. Il y a même eu quelques victoires politiques, comme les récentes décisions du gouvernement allemand d’interdire la sous-traitance dans les usines de viande ou d’empêcher les entreprises bénéficiant d’aides publiques de verser des dividendes.

Des firmes discrètes contribueront à déterminer les perdants et les gagnants de la crise pandémique

Mais c’est une industrie puissante, dotée de fonds importants et de solides relations politiques, et il ne fait aucun doute qu’elle profitera de ce moment de confusion et de confinement pour faire avancer ses intérêts. Nous avons déjà pu le constater aux Etats-Unis, avec le décret émis par le président Trump à la demande de JBS, Tyson, Cargill et autres sociétés de production de viande pour maintenir en activité leurs usines contaminées par le Covid. Ou au Brésil, où le gouvernement Bolsonaro a autorisé 96 (!) nouveaux pesticides au cours des premiers mois de 2020, soit plus que toutes les autorisations pour 2019. Ce même gouvernement a utilisé le prétexte de la pandémie pour tenter de faire adopter une loi légalisant l’accaparement des terres et la déforestation sur 80 millions d’hectares en Amazonie et dans le Cerrado. La pandémie a également été une opportunité pour développer rapidement le commerce électronique dans la grande distribution et faire avancer les organismes génétiquement modifiés en Ethiopie et en Bolivie, où les gouvernements de facto ont affirmé que les semences OGM devenaient une nécessité en raison de l’urgence sanitaire.

Le pire reste à venir. De nombreux gouvernements ont recours à des cabinets-conseils internationaux, comme McKinsey, pour élaborer les plans de relance économique. Ces firmes discrètes, profondément liées aux plus grandes sociétés du monde, contribueront sans aucun doute à déterminer les perdants et les gagnants de la crise pandémique – travailleurs ou patrons, marchés de producteurs ou géants du commerce électronique, petits pêcheurs ou grands chalutiers.

Le FMI et la Banque mondiale utilisent également leurs fonds d’urgence Covid pour pousser les pays à mettre en œuvre des réformes favorables à l’agro-industrie. En Ukraine, par exemple, une loi de privatisation des terres agricoles a été établie malgré l’opposition d’une majorité d’Ukrainiens. Ces prochains mois, ce type de pressions va s’intensifier. Des dizaines de pays se dirigent vers des défauts de paiement; ces dettes devront être négociées avec le FMI et les prêteurs bilatéraux, mais aussi avec les créanciers privés qui ont déjà indiqué ne pas vouloir retarder le paiement de la dette et des intérêts pendant la crise sanitaire. Une nouvelle vague d’ajustements structurels est en cours, qui va se concentrer essentiellement sur l’augmentation des investissements étrangers dans l’agro-industrie et des exportations de produits agricoles pour payer les «vautours». Cette fois, cependant, les gouvernements auront bien du mal à imposer un nouveau cycle d’agro-impérialisme aux populations qui en ont plus qu’assez et sont de plus en plus demandeuses des alternatives proposées depuis des décennies par les mouvements sociaux.

GRAIN est une ONG de soutien aux petits paysans et mouvements sociaux, www.grain.org

Opinions Contrechamp Grain Économie Coronavirus Covid-19

Connexion