Libérer des personnes détenues dans des conditions indignes
C’est une class action contre l’indignité des prisons françaises qui a été menée par l’Observatoire international des prisons (OIP) et son avocat, Me Patrice Spinosi. Pas moins de 32 requêtes, qui concernaient des personnes détenues en Martinique, en Polynésie française et en Guadeloupe, mais aussi à Nîmes, Fresnes et dans la prison pour femmes de Nice, ont ainsi été examinées conjointement par les juges de Strasbourg1>J.M.B. et autres c. France, req. n° 9671/15, 30 janvier 2020.. En janvier 2020, la Cour européenne s’est prononcée sur l’ensemble de ces affaires en prononçant un arrêt remarquable, dénonçant le caractère systémique des mauvaises conditions de détention et de la surpopulation dans les établissements pénitentiaires de la République.
La Cour confirme le caractère inhumain et dégradant (art. 3 CEDH) de toute détention prolongée dans un espace de moins de 3 m2 par personne. Pour les personnes disposant d’un espace quelque peu supérieur, entre 3 et 4 m2, les juges ont considéré qu’elles aussi étaient détenues dans des conditions inacceptables, en raison de plusieurs autres facteurs tels que: le couchage sur des matelas à même le sol, la vétusté des établissements pénitentiaires, le niveau de dégradation et le manque d’aération des espaces de douche, les températures trop élevées ou encore l’absence d’intimité aux toilettes.
L’arrêt de la Cour est surtout important du fait qu’il consacre un droit fondamental à disposer d’un recours préventif, permettant de mettre un terme à une détention incompatible avec les exigences conventionnelles. Se limiter à reconnaître un droit postérieur à réclamer une indemnisation risquerait, selon la Cour, «de légitimer des souffrances incompatibles avec [la Convention] et d’affaiblir sérieusement l’obligation des Etats de mettre leurs normes en accord avec les exigences de la Convention». Une telle voie de droit n’étant pas expressément prévue par le droit français, la Cour a retenu également une violation du droit à un recours effectif (art. 13 CEDH).
Il y a quelques jours, la Chambre criminelle de la Cour de cassation française a poussé au paroxysme le raisonnement de la Cour2>Arrêt n° 1400 du 8 juillet 2020 (20-81.739) – Cour de cassation – Chambre criminelle – [ECLI:FR:CCAS:2020:CR001400]. La législation française n’ayant toujours pas été adaptée aux recommandations formulées par Strasbourg, c’est en se fondant sur l’arrêt précité que la Chambre a reconnu que toute personne pouvant alléguer de manière crédible et précise qu’elle est détenue dans des conditions indignes a droit à ce que sa situation soit examinée par une instance judiciaire. Si une violation de la CEDH devait être confirmée, la personne devrait alors être libérée, éventuellement en étant assignée à résidence avec un bracelet électronique.
Ces deux décisions, émanant des plus hautes juridictions du Conseil de l’Europe et de l’ordre judiciaire français, auront sans nul doute des effets dans la réalité suisse et genevoise en particulier.
D’une part, le caractère inhumain et dégradant des conditions de détention dans la prison de Champ-Dollon lors des pics de surpopulation est un fait notoire. D’autre part et surtout, régulièrement interpellés sur la situation de la prison genevoise, les juges fédéraux ont jusqu’à présent défendu que le juge de la détention ne pouvait que «constater» le caractère incompatible des conditions de détention avec la Convention européenne. Le Tribunal fédéral a expressément refusé d’admettre que cette instance pouvait ordonner la remise en liberté du prévenu. Selon notre Haute Cour, une détention indigne ne pouvait être réparée que par une indemnité postérieure3>Arrêt du Tribunal fédéral du 5 février 2013, ATF 139 IV 41, consid. 3.4. ou une réduction de peine4>Arrêt du Tribunal fédéral du 27 octobre 2017, 6B_1395/2016, consid. 1., prononcées par le juge du fond.
Une telle position paraît désormais insoutenable: la hâte du procureur général de remplir à nouveau l’établissement de Champ-Dollon après les libérations dues au Covid-19, faisant fi de la dignité des personnes qu’il s’empresse d’enfermer, offrira certainement l’occasion aux juridictions genevoises et fédérales de revoir leur pratique, en ordonnant la libération immédiate de toute personne ne pouvant être détenue dans des conditions compatibles avec ses droits fondamentaux.
Notes
Notre chroniqueur est avocat au Barreau de Genève et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.