«Parvenir à un dosage équilibré»
Le 26 octobre 2017, l’Académie française annonçait dans une déclaration solennelle l’imminence d’un «péril mortel». Une terrible menace incarnée non pas par un virus grippal contagieux à l’extrême mais par la diffusion d’une «écriture inclusive» qui, érigée en norme, condamnerait irrémédiablement la langue de Molière à devenir non seulement illisible mais aussi impossible à enseigner.
Les cinq clés du langage inclusif
Adoptée à l’occasion de la Semaine de l’égalité 2020, la nouvelle directive de l’université de Genève sur l’écriture inclusive traduit la volonté de s’exprimer et de rédiger en s’adressant d’emblée à un public mixte et en tenant compte de la diversité. Elle repose sur cinq principes de base qui peuvent être combinés afin de produire des textes intelligibles et fluides:
• Réintroduire systématiquement le féminin des noms de métier, titres et fonctions. Pour cela, ajouter une terminaison féminine au radical du mot. Par exemple: rectrice, professeure, auteure, chercheuse, doyenne.
• Utiliser des mots englobants permettant d’inclure toutes les personnes. Par exemple: la classe, le groupe, l’équipe de recherche, la direction, le corps professoral, estudiantin, administratif et technique, le personnel enseignant, les membres du Rectorat.
• Utiliser l’infinitif. Par exemple: être titulaire d’un doctorat, être capable de travailler en équipe.
• Pratiquer la double flexion (doublet) en respectant l’ordre alphabétique et en adoptant l’accord de proximité (accord au plus proche), ce qui permet d’alterner dans un texte les accords au masculin ou au féminin. Par exemple: les vice-recteurs et les vice-rectrices sont nombreuses, les doyennes et doyens sont satisfaits.
• Opter pour la forme contractée avec le trait d’union. Utiliser la barre oblique quand la terminaison du mot le requiert et seulement lorsque le doublet n’est pas possible. Par exemple: professeure, étudiant-e ou collaborateur/trice, administrateur/trice, chercheurs/euses, huissier/ère.
• A noter qu’afin de rendre un texte encore plus inclusif, il est possible d’ajouter un «x» comme marque de rupture avec la binarité de la langue. Par exemple: les étudiant-e-x-s, les professeur-e-x-s. VM
www.unige.ch/rectorat/egalite/ancrage/epicene
Faisant fi de ce sinistre présage, l’université de Genève a décidé en mars dernier de se doter d’une directive fixant les règles à adopter en matière de rédaction non sexiste dans l’ensemble de ses communications officielles. Une démarche déjà adoptée au niveau fédéral ainsi que par plusieurs cantons dont celui de Genève et que Daniel Elmiger, professeur associé au Département de langue et littérature allemandes (Faculté des lettres) et à l’Institut universitaire de formation des enseignant-es (IUFE), estime parfaitement légitime sur le plan scientifique, même si sa mise en œuvre nécessite un peu de savoir-faire et de créativité. Entretien.
Que faut-il entendre par «langage inclusif» ou «non sexiste»?
Daniel Elmiger: En théorie, l’idée est assez simple, puisqu’il s’agit d’éviter toute discrimination par le langage ou l’écriture à travers le choix des mots, l’usage de la syntaxe, de la grammaire ou de la typographie. Dans les faits, pourtant, les choses ne sont pas toujours si évidentes.
Pourquoi?
La Loi fédérale sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques, qui est entrée en vigueur en 2010, ne donne pas de définition claire de ce qu’il faut entendre par «écriture non sexiste». L’alinéa 2 mentionne toutefois des «outils», qui désignent sans doute les guides publiés par les différentes sections linguistiques de la Chancellerie fédérale. A cela s’ajoutent les nombreuses recommandations émises au niveau cantonal.
L’an dernier, vous avez publié un article qui mettait en évidence la pluralité des discours et des pratiques en Suisse en matière de langage inclusif. Quels en sont les principaux résultats?
L’objectif de cette étude était de décrire non seulement le langage administratif et les diverses injonctions institutionnelles en matière d’écriture non sexiste, mais aussi la manière dont celles-ci étaient évaluées et mises en pratique dans un cadre plurilingue. Il en ressort que, dans la partie germanophone du pays, les recommandations fédérales ont été suivies dans une large mesure et selon une approche systématique tandis qu’en Suisse romande, l’attitude est à la fois plus pragmatique et plus diversifiée.
C’est-à-dire?
Alors qu’en Suisse alémanique, le guide linguistique publié par la Chancellerie fédérale fonctionne comme un ouvrage de référence, son équivalent romand est rarement considéré comme un modèle à suivre, au motif que les solutions proposées n’iraient pas assez loin et ne seraient pas utiles dans le travail rédactionnel quotidien. Nous avons également constaté qu’en allemand, l’ordre féminin-masculin (par exemple Madame, Monsieur) est presque huit fois plus élevé que l’ordre masculin-féminin (par exemple Monsieur, Madame), alors qu’en français le nombre des occurrences est presque identique pour les deux types de formulation. De manière plus globale, nos travaux révèlent aussi une augmentation significative de l’emploi de termes permettant de neutraliser le genre et qui ne nécessitent aucun changement d’ordre graphique comme «personne» ou «spécialiste».
Dans un tel contexte, comment avez-vous accueilli la directive publiée ce printemps par l’Université?
Je l’attendais depuis longtemps. Au sein de l’espace germanophone, l’immense majorité des institutions académiques se sont dotées de ce genre d’outils depuis belle lurette. Il était temps que l’université de Genève se mette au diapason. A mon sens, les grandes institutions publiques se doivent en effet de montrer l’exemple et, ce faisant, de contribuer à faire évoluer les normes.
Vous travaillez sur le sujet depuis une trentaine d’années. Qu’est-ce qui a changé depuis les années 1990?
Même s’il existe encore des résistances qui s’expriment parfois de façon ouverte, parfois de façon passive, l’acceptation sociale me semble plus grande qu’auparavant dans ce domaine. Collectivement, la société me semble aujourd’hui plus ouverte à l’idée que le langage façonne le réel ainsi que nos représentations. Par ailleurs, le débat s’est un peu déplacé. Dans la thèse que j’ai soutenue il y a quinze ans déjà, j’avais pu montrer qu’au niveau des étiquettes individuelles (madame la ministre ou madame la juge), plus la forme était connue, mieux elle était acceptée. Il y a donc un effet d’habitude et d’éducation. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. Il est acquis que la boulangère n’est plus uniquement la femme du boulanger.
L’influence du langage sur les rapports de genre est-elle avérée scientifiquement?
Il existe de nombreuses études qui vont dans ce sens. Pascal Mark Gygax, qui est professeur de psychologie à l’Université de Fribourg, a, par exemple, mené plusieurs recherches expérimentales qui attestent de l’impact positif des formes dites inclusives sur la construction identitaire des enfants et les perceptions des chances de succès des femmes dans la société. Dans ces travaux, il n’existe pratiquement aucune controverse sur l’effet de l’utilisation du masculin comme valeur par défaut: cet usage contraint indéniablement notre cerveau à voir le monde au travers d’un prisme androcentrique, c’est-à-dire considérant les hommes comme majoritaires et constituant une norme inéluctable. Pascal Mark Gygax a par ailleurs pu montrer que les représentations liées au genre se font de manière presque automatique dans notre cerveau et qu’en cas d’ambiguïté celui-ci tranche généralement pour le masculin sans que cela soit forcément conscient.
En pratique, qu’elle est la meilleure façon d’éviter ce type de pièges?
Cela fait maintenant près de trente ans que je pratique l’écriture non sexiste. Je possède près d’un millier de guides sur le sujet dans ma bibliothèque et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’existe pas de méthode toute faite. L’utilisation des doublets (étudiantes et étudiants) est la mesure qui a le plus d’impact, mais utilisée de façon systématique, elle a tendance à alourdir le propos. Il s’agit donc de parvenir à un dosage équilibré de différents arômes en utilisant tantôt des doublets, tantôt des reformulations permettant d’éviter les mentions qui posent problème, tantôt des formulations neutres ou collectives. C’est ce qu’on appelle la «solution créative».
L’exercice a-t-il ses limites?
Cela devient très compliqué dans le cas d’un texte déjà écrit et qu’il faut retravailler ou pour une traduction, parce que dans les deux situations, la liberté de la personne qui rédige le texte est passablement réduite. Il est également difficile de parvenir à un résultat satisfaisant sans un minimum d’adhésion et de créativité.
Certaines associations réclament l’introduction d’un pronom neutre, comme cela a été fait en Suède. Cela vous semble-t-il pertinent?
Cette innovation a effectivement été adoptée assez largement en Suède, mais il faut préciser que le suédois est une langue dont les structures se prêtent bien à ce genre d’évolution. Dans le cas du français, la difficulté, c’est que le genre est aussi déterminé par les autres mots qui entourent le pronom. Et là, ça se complique. Le pronom, type «iel», ne sert à rien tout seul. Soit on bricole avec ce dont on dispose actuellement, soit il faut refonder intégralement la grammaire, ce à quoi certains milieux militants travaillent d’ailleurs actuellement.
La littérature semble pour l’heure échapper à ce mouvement. Pour bien faire, faudrait-il réécrire Molière en langage épicène?
Au-delà de la beauté de l’exercice, cela n’a aucun sens à mes yeux. Les œuvres de Molière s’inscrivent dans une époque qui n’est pas la nôtre et à laquelle les rapports sociaux n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Ce qui me semble en revanche important, c’est de remettre ces œuvres en contexte en expliquant pourquoi la langue utilisée ne reflète pas les exigences du langage inclusif. Cela dit, il est vrai que dans le discours journalistique ou littéraire, le langage inclusif a encore peu de place. Dès lors, on peut se demander si les autorités au sens large – et notamment les autorités universitaires – n’ont pas un devoir de bien faire que d’autres n’ont pas. Et, dans un sens, cela me semble assez juste dans la mesure où on ne peut raisonnablement pas avoir les mêmes exigences envers le domaine artistique qu’envers ce qui relève d’une communication officielle ou institutionnelle.
Dans quelle mesure faut-il faire du langage non sexiste une priorité?
La question fait débat, notamment parce qu’il est très difficile de quantifier l’effet de ces mesures de manière précise. Mais c’est un moyen de montrer qu’il y a de l’attention autour du sujet même si le but ultime reste bien sûr de parvenir à une réelle égalité en matière de salaires et de droits.
L’article est paru dans Campus n° 141, juin 2020, magazine de l’université de Genève, dossier: «La machinerie du langage».