Les aînés ne sont la propriété de personne
Le jour viendra où il faudra bien s’expliquer… Nombreux ont été les proches, familles et aidants à s’interroger sur l’interdiction drastique des visites tant en EMS que dans certains immeubles à encadrement pour personnes âgées (IEPA). Les premiers hébergent en chambres des pensionnaires relativement dépendants, les seconds interviennent comme bailleurs sociaux et louent des appartements à des personnes âgées autonomes. L’amalgame s’est très vite installé entre deux populations au statut fort différent. Certains IEPA ont calqué leurs règles de fonctionnement, et notamment leurs restrictions de visite, sur celles des EMS, si bien que leurs locataires se sont vus privés d’une liberté élémentaire consistant à pouvoir recevoir à l’intérieur de leur domicile un minimum d’amis avec toutes les précautions d’usage, certes, et en toute conscience.
Aurait-on pu imaginer que des régies d’immeubles interviennent de la sorte auprès de locataires âgés sans soulever une vague d’indignation? Comment peut-on concilier cette intrusion dans la vie personnelle des habitants d’un IEPA avec l’affirmation, au demeurant fort éclairée, du magistrat genevois Antonio Hodgers dans sa lettre au sénateur français Loïc Hervé? Le premier rappelait judicieusement au second que «la grande majorité de la population est adulte et responsable et donc capable d’appliquer elle-même les règles sanitaires dans l’espace public»… La remarque ne s’étendait-elle pas aux aînés et à leur espace privé? Curieuse façon de raisonner, il faut espérer que nous aurons certaines occasions d’en débattre une fois l’orage passé, entre les locataires de ces lieux, leurs familles et leurs amis qui trop souvent se sont vu fermer les portes sous quelques prétextes relativement simplistes.
Cette réponse est d’autant plus «baroque» lorsque l’on sait que certains de ces immeubles appliquaient des consignes fédérales, pendant que d’autres s’en référaient aux instructions du Conseil d’Etat relatives aux EMS, hôpitaux et établissements pour handicapés ne relevant donc pas des caractéristiques spécifiques des IEPA. Il y a plus contestable encore: selon l’affiliation des IPEA, on peut se retrouver dans des situations de privation de liberté plus ou moins arbitraires. Le degré d’inquiétude des différents porteurs institutionnels qui déterminent ces variantes ouvre par conséquent sur un véritable télescopage entre droits et mesures de précautions.
Serait-ce fondamentalement différents pour les résidents en EMS et leur entourage familial ou amical? Nous avons été nombreux à partager l’indignation d’Axel Kahn, grand généticien français, lorsqu’il s’insurgeait contre l’idée de prolonger le confinement des plus de 65 ans, soulignant au passage qu’une telle discrimination eut été inconstitutionnelle pour ce qui est de la France. Mais quid de la Suisse? Les autorités fédérales ont, semble-t-il, laissé l’initiative aux Cantons pour ce qui concerne les EMS.
A Genève, ces établissements se sont retrouvés isolés du monde extérieur pour sauvegarder la vie de «nos aînés», disait-on, ce à quoi ces aînés pourraient répondre d’abord qu’ils ne sont la propriété de personne et que, si leur protection était le but d’un tel traitement de choc, il s’est avéré de fait inopérant, odieux et mortifère. En dépit de ces mesures, ne constatations-nous pas, dès la fin avril, que près de la moitié des victimes du coronavirus à Genève étaient originaires des EMS (Le Courrier du 24 avril)? «Santé et sécurité avant tout», nous ont martelé les politiques et institutionnels pour justifier un choix d’isolement total des pensionnaires d’EMS en raison de leur fragilité médicale soulignée par des spécialistes. Le philosophe André Comte-Sponville répondait alors dans Le Temps: «Les politiciens évitent les sujets qui fâchent, donc ne font plus de politique (…) Quand on confie la démocratie aux experts, elle se meurt».
A-t-on vraiment voulu protéger les aînés en les coupant de leurs proches, ou n’aurait-on pas voulu se protéger d’eux en les enfermant dans une logique d’inspiration carcérale? Combien sont décédés avec un cruel déficit de chaleur amicale et familiale, combien se sont plongés dans une désolation morbide et silencieuse loin des leurs? Comment expliquer qu’un tel rempart, dit de sécurité, entre le dedans et le dehors pouvait être franchi quotidiennement par un personnel soignant, certes précautionneux, alors que leur entourage aurait pu présenter une sorte de menace? N’était-ce pas là une manière de soupçonner les proches d’un certain laisser-aller, ce qui ne semblait pourtant pas être le pari de M. Hodgers dans sa lettre citée plus haut?
Le jour viendra où il faudra bien comprendre, car les citoyens que nous sommes toujours, même après 65 ans, ont besoin de réponses. Peut-être qu’alors proches, familles et amis, rassemblés autours de quelques interrogations, nous pourrons espérer que les politiques et acteurs institutionnels nous expliquent ce qu’ils nous réservent pour notre fin à venir?
Notre invité est socio-thérapeute retraité des HUG. Contact: giraud-roger@orange.fr