Les Montoneros: un populisme de la lutte armée?
Souvent utilisé à tort et à travers pour disqualifier les mouvements ne rentrant pas dans le moule libéral, le terme de populisme renvoie malgré tout à des expériences historiques bien précises. Ce que le sociologue Federico Tarragoni nomme le «populisme réalisé» a ainsi pu se déployer sur une partie du continent sud-américain dans les années 1940 et 1950. Ce mois-ci, nous nous intéressons à un épisode à priori mineur de cette histoire, mais qui ne révèle pas moins les limites d’une politique visant à brouiller les questions de classe.
Ainsi, le 29 mai 1970 à Buenos Aires, le général et ancien président argentin Pedro Aramburu est enlevé par un groupe alors inconnu: l’organisation Montoneros. Quelques jours plus tard, le 1er juin, il est exécuté par ses ravisseurs. Avec cette première action publique, les Montoneros rejoignent la longue liste des organisations de lutte armée qui essaiment un peu partout en Amérique latine depuis les années 1960. Seule différence de taille: en lieu et place du marxisme qui sert de dénominateur commun à la grande majorité des guérillas, ils se revendiquent du péronisme.
C’est que la victime en question n’est pas un ex-président quelconque: il a participé en septembre 1955 au coup d’Etat qui a renversé Juan Domingo Perón et mis fin à plus de dix années d’expérimentations politiques. Aramburu leur a fait succéder une «révolution libératrice» dont l’objectif premier est de liquider l’héritage péroniste en persécutant ses partisans les plus fidèles et en démantelant le vaste assemblage institutionnel et associatif sur lequel il reposait.
Entreprise difficile tant la décennie qui a vu Perón arriver au sommet de l’Etat a profondément marqué la société argentine. Celui qui était l’époux d’«Evita» avait lancé un vaste programme de réformes allant de la nationalisation de certains secteurs clé de l’économie à la démocratisation de l’accès aux loisirs et à l’éducation. Les années 1943-1955 sont également marquées par une véritable émulation de la participation populaire, que ce soit au travers des associations de femmes ou de l’activité syndicale. Une mobilisation qui par ailleurs n’est pas sans poser question puisque ces organisations sont en grande majorité liées au Parti justicialiste, le parti de Perón, et que leur autonomie à son égard constitue un défi de tous les instants.
Ce sont les aspects les plus progressistes de cet héritage dont se revendiquent les Montoneros en 1970, héritage auquel ils mêlent des éléments de marxisme. A travers leur coup d’éclat, ils souhaitent à la fois venger les martyrs de la résistance péroniste, tombés sous les diverses dictatures ayant suivi 1955, et enclencher de nouveaux soulèvements. En exil depuis le coup d’Etat de 1955, Perón reste en effet très populaire dans certains secteurs de la population qui n’ont toujours pas digéré le retour aux affaires d’une élite traditionnelle appuyée par la frange réactionnaire de l’armée. La force du péronisme et le mécontentement à l’égard du gouvernement en place sont encore plus forts depuis les événements tragiques de Cordoba1>Connues sous le nom de Cordobazo, les manifestations populaires insurrectionnelles de la fin mai 1969 contre le régime militaire ont marqué le pays par leur ampleur. l’année précédente et c’est sur cette dynamique qu’entendent jouer les Montoneros. A ce contexte national presque insurrectionnel s’ajoute bien sûr le climat révolutionnaire qui traverse l’Amérique latine depuis la révolution cubaine de 1959.
Pourtant, le retour au pouvoir de Perón en 1973 ne signifie pas la victoire des Montoneros, bien au contraire. Le 1er mai 1974 est le jour du reniement: depuis le balcon de la Casa Rosada, à Buenos Aires, Perón accuse les organisations de la jeunesse péroniste présentes sur la place de Mai, parmi lesquelles les Montoneros, d’être des traîtres à la nation. Eux qui étaient venus demander des comptes concernant le caractère insuffisamment social de la politique de leur président quittent la place, amers. Quelques mois plus tard, leur héros d’alors décède et s’ouvre alors une période de conflit ouvert entre les différentes fractions se réclamant du péronisme. Une instabilité dont se saisiront les militaires en 1976 pour établir la plus violente des dictatures de l’histoire du pays.
Les Montoneros se sont-ils fait des illusions sur le caractère socialiste de la politique menée par Perón? Si c’est ce que certains soutiennent aujourd’hui, l’histoire du péronisme en Argentine constitue dans tous les cas une invitation salutaire à la curiosité intellectuelle, à l’heure où beaucoup de commentateurs européens se satisfont de plaquer des catégories incomprises sur des réalités nationales qu’ils ne maîtrisent pas.
Notes
L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation, info@atelier-hem.org