Contrechamp

Servage urbain

La pandémie a jeté une lumière crue sur la condition des travailleuses et travailleurs sans-papiers, qui ont formé le gros des files en quête d’une aide alimentaire. Chiara Curonici, bénévole dans des permanences Papyrus, plaide l’urgence d’une régularisation immédiate.
Servage urbain
De longues heures d'attente pour obtenir un sac de nourriture, une image devenue habituelle à Genève. JPDS
Genève

«Servage, (…) la condition de quiconque est tenu par la loi, la coutume ou un accord, de vivre et de travailler sur une terre appartenant à une autre personne et de fournir à cette autre personne, contre rémunération ou gratuitement, certains services déterminés, sans pouvoir changer sa condition.»1>Haut-Commissariat aux droits de l’homme, Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, Genève, 1956.

Selon les estimations officielles, 76’000 migrant-e-s sans-papiers vivent en Suisse, dont environ 13’000 dans le canton de Genève.2>B,S,S. Volkswirtschaftliche Beratung: «Les sans-papiers en Suisse en 2015», Bâle, 12 décembre 2015. Rendu-e-s invisibles par l’absence de statut légal, donc de droits élémentaires leur permettant de prendre part à la vie publique sans peur d’être arrêté-e-s et expulsé-e-s du pays, elles/ils sont brusquement apparu-e-s au grand jour le samedi 2 mai 2020. Les travailleuses et travailleurs sans-papiers ont constitué la grande majorité des quelque 2500 personnes venues devant la patinoire des Vernets pour obtenir un colis alimentaire. Elles/ils ont attendu leur tour pendant plusieurs heures pour recevoir de la part d’associations caritatives de quoi pouvoir manger. Ils ont été encore plus nombreux le samedi suivant.

Plusieurs milliers de personnes à Genève n’ont pas de quoi assurer régulièrement une alimentation suffisante pour elles-mêmes et leurs enfants. Les travailleuses et travailleurs sans-papiers en constituent la frange la plus précarisée: sans statut légal, sans droit aux assurances sociales, sans assurance maladie, elles/ils ne peuvent compter sur aucune protection sociale en cas de crise. La pandémie de Covid-19 a joué le rôle de révélateur des conditions de vie inacceptables qui sont les leurs en les laissant du jour au lendemain sans travail et sans salaire et en les obligeant à recourir à la charité pour survivre.

Travaillant majoritairement dans l’économie domestique, dans la restauration et l’hôtellerie, elles/ils ne sont généralement au bénéfice d’aucun contrat de travail, employé-e-s au noir. Elles/ils ont été congédié-e-s dès la pandémie apparue et les consignes de semi-confinement décrétées. Pas contrat de travail, pas de salaire, pas de droit au chômage ni aux allocations de perte de gain: comment payer son loyer? Comment acheter à manger?

Les travailleuses et travailleurs sans-papiers venus en Suisse dans l’espoir de trouver ici des conditions de vies meilleures n’ont choisi ni la clandestinité ni la précarité dans lesquelles elles/ils vivent, ni les emplois peu qualifiés qu’elles/ils occupent, ni les salaires de misère qu’elles/ils perçoivent. Leur statut de sans-papiers ne relève pas de leur choix: il est le produit de la politique migratoire adoptée par la Suisse, qui exclut les personnes venant des pays extra-européens de la possibilité de demander un permis de séjour et de travail. Femmes de ménage, nettoyeurs et nettoyeuses, gardes d’enfants ou de personnes âgées, employé-e-s de restaurants ou femmes de chambre dans l’hôtellerie: les salaires très bas qu’elles/ils perçoivent pour des travaux indispensables à la prospérité de la Suisse découlent d’une logique d’exploitation consciente et délibérée de la part d’entreprises et de privés qui ne respectent pas le cadre légal en matière de conditions de travail, de minima salariaux et d’assurances sociales.

L’expérience Papyrus

L’«opération Papyrus» qui s’est déroulée entre février 2017 et décembre 2018 est la conséquence d’une contradiction devenue intenable entre nécessités économiques et état de non-droit. Elle a permis de régulariser à ce jour 2390 personnes parmi les quelque 13’000 migrant-e-s sans-papiers estimés à Genève. Lorsque toutes les demandes déposées auront été analysées, elles/ils devraient être environ 3000 à avoir obtenu une régularisation de leurs conditions de séjour. Résultat de longues années de négociations entre les associations et les syndicats membres du Collectif de soutien aux sans-papiers et les autorités cantonales, Papyrus a permis de tester pendant deux ans des critères drastiques mais clairement définis pour déterminer qui avait droit à une régularisation et qui pas.

Les intentions proclamées visaient un double objectif: d’une part, celui de «normaliser» le statut de séjour d’un groupe de migrant-e-s remplissant des activités essentielles pour l’économie locale et ne posant pas de problèmes au canton (il faut posséder un logement, être indépendant financièrement, prouver son intégration par un niveau de français suffisant et ne pas avoir de condamnations pénales) et, d’autre part, celui d’«assainir» les secteurs de l’économie qui les emploient massivement: l’économie domestique en particulier, puis la restauration et la construction. L’intérêt économique pour le canton de Genève est à ce propos évident. Pour les résultats détaillés de cette opération Papyrus, nous renvoyons au rapport Ferro Luzzi3>Ferro Luzzi G., Duvoisin A., Fakhoury J. «Evaluation du projet pilote Papyrus relatif à la régularisation des travailleurs sans statut légal à Genève». Genève, décembre 2019. et au communiqué des autorités cantonales4>Opération Papyrus: Bilan final et perspectives. Communiqué de presse conjoint du Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé et du Département de la cohésion sociale. Genève, 21 février 2020..

3000 régularisations sur 13’000 personnes vivant et travaillant à Genève sans permis de séjour et de travail signifient que 10’000 travailleuses et travailleurs migrant-e-s sont maintenus dans la précarité d’une vie sans statut légal. Le 21 février 2020, lors de la présentation du bilan de cette procédure de régularisation, autorités cantonales et associations participantes se sont (auto)félicitées des résultats, évalués comme largement positifs tant sur le plan humain que des bénéfices économiques pour le canton – le gain pour les assurances sociales lié aux cotisations non versées jusque-là est estimé à environ 5,7 millions de francs5>Ibid..

Pour autant, cette opération n’a pas été prolongée dans le temps ni pérennisée par les autorités. 10’000 migrant-e-s sans-papiers continuent ainsi aujourd’hui à être contraint-e-s de vivre dans une situation d’illégalité et de précarité par ces mêmes autorités cantonales et fédérales. Malgré les bonnes déclarations de principe, les autorités estiment-elles que le maintien dans la précarité et l’absence de droits de milliers de travailleuses et de travailleurs soit nécessaire à la régulation du marché du travail à Genève?

De même, un nombre important d’employeurs et d’économies domestiques continuent d’être confortablement laissés dans l’illégalité en n’étant pas rappelés à l’ordre lorsqu’ils emploient du personnel sans respecter les conditions minimales en termes de droit du travail et de conventions salariales. D’un point de vue strictement (et cyniquement) économique, le renoncement à une pérennisation officielle du processus Papyrus signifie-t-il que l’Etat cautionne que des sommes considérables d’argent constituées par les cotisations sociales non payées par les employeurs soient systématiquement soustraites aux caisses de l’Etat lui-même – potentiellement 15 millions de francs, selon un calcul proportionnel?

Papyrus a été un «laboratoire vivant» permettant de clarifier puis tester les conditions de régularisation définies par le cadre légal (LEI et OASA)6>LEI, Loi sur les étrangers et l’intégration; OASA, Ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative.. Les autorités cantonales affirment qu’il reste bien sûr possible pour les personnes qui pensent remplir ces critères de déposer une demande individuelle de régularisation. Au vu des résultats positifs de cette expérience, il semblerait pourtant normal que les autorités cantonales genevoises déclarent haut et fort leur volonté de «régulariser» le statut d’une part importante de sa population active et d’«assainir» le marché du travail dans son ensemble en encourageant les sans-papiers qui remplissent les critères à déposer leur demande. Cette prise de position devrait bien sûr s’accompagner de la garantie de non expulsion de celles et ceux à qui le permis de séjour serait refusé après analyse de leur dossier. N’est-il pas une obligation pour l’Etat de combattre l’existence du travail au noir et la sous-enchère salariale qui en découle, un des objectifs de Papyrus?

Reprendre le flambeau

Associations et syndicats ont jusqu’à aujourd’hui travaillé main dans la main avec les autorités en prenant part à la définition des critères de sélection, puis en participant activement à trier les «bons» et les «mauvais» sans-papiers par l’énorme travail des permanences destinées à informer, puis à constituer et vérifier les dossiers à fournir pour une demande de régularisation. Cette collaboration des associations et des syndicats avec les autorités cantonales peut bien sûr être discutée et critiquée, notamment dans sa renonciation au principe historique «un travail-un permis». Il faut néanmoins reconnaître sans hésitation qu’elle a été ici extrêmement utile et qu’elle a permis à un nombre important de personnes, adultes et enfants, de trouver sécurité, dignité et un début d’amélioration de leurs conditions de vie et de travail.

Les associations et les syndicats membres du Collectif de soutien aux sans-papiers estiment «qu’il est nécessaire de maintenir une telle procédure afin de tenir compte de cette réalité et de permettre aux personnes concernées de régulariser leur situation»7>Opération Papyrus – communiqué de presse des associations et syndicats partenaires, Genève, 21 février 2020.. Ils ont œuvré sans relâche pour que ce projet se réalise et prouve sa totale faisabilité, qualité et efficacité. Le temps est donc venu, maintenant, pour qu’ils redeviennent la voix de celles et ceux qui sont privés de tout droit. Associations et syndicats détiennent la crédibilité et la responsabilité d’encourager, ensemble, la formation d’un front plus large afin d’exiger la mise en place officielle d’une nouvelle vague de régularisations. Les partis politiques se réclamant d’idéaux de justice sociale et de solidarité ne devraient-ils pas s’engager pour soutenir ouvertement cette revendication?

En ces temps de pandémie de Covid-19, le sort des 10’000 sans-papiers vivant à Genève doit nous inquiéter. Le maintien d’une population dans un statut d’illégalité et de non-droits va entraîner des conséquences graves sur ses conditions d’existence ainsi que sur sa santé physique et psychique. Les conditions de logement précaires dans lesquelles vivent ces travailleuses et travailleurs ne permettant souvent pas de mettre en pratique les mesures de précaution préconisées; la difficulté d’accès aux soins médicaux par crainte de dénonciation et par manque d’assurance maladie a des effets graves sur la santé; la perte de travail et donc de revenu sans possibilité d’avoir recours aux indemnités de chômage ou de perte de gain rend extrêmement difficile la satisfaction des besoins vitaux. Les milliers de personnes qui viennent chaque samedi chercher une aide alimentaire témoignent de l’injustice sociale criante de ce pays.

Au delà des impératifs de «normalisation» et d’«assainissement» chers aux autorités cantonales, la sortie au grand jour de milliers de travailleuses et travailleurs sans-papiers nous oblige à regarder en face la pointe de l’iceberg. Leur détresse économique et sociale n’est pas un accident dans un parcours individuel, mais le résultat d’une politique économique délibérée. Il est indispensable que la régularisation des sans-papiers qui remplissent les critères soit officiellement encouragée, facilitée et accélérée.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation d’urgence. Des milliers de personnes sont réduites, de par l’absence de statut légal, à une situation de précarité extrême mettant en danger leur survie. Dans ce contexte, nous devons exiger que les autorités cantonales décident une régularisation immédiate de tous les sans-papiers vivant et travaillant à Genève, à l’exemple de ce qui a été fait au début de la crise actuelle par le Portugal et, partiellement, par l’Italie. Finalement, il est essentiel que la régularisation des sans-papiers redevienne un enjeu de justice sociale et qu’elle récupère sa dimension fondamentalement politique et collective.

Notes[+]

Notre invitée est bénévole dans le cadre de permanences Papyrus de 2017 à 2020.

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