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Sommes-nous dignes du principe d’égale dignité humaine?

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Les textes internationaux proclament, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’égale dignité des personnes humaines. Pourtant ne sommes-nous pas trop prompts à abandonner ce principe dès que l’occasion s’en présente?

La crise du Covid et le triage des patients

Au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou encore au Brésil, des responsables politiques de premier plan n’ont pas hésité à affirmer – au moins dans un premier temps – qu’il serait possible de sacrifier une partie de la population pour maintenir la continuité de l’économie. Ainsi le vice-gouverneur du Texas a estimé que les personnes âgées devaient être prêtes à mourir pour sauver l’économie du pays. Plusieurs dirigeants ont plus ou moins énoncé l’idée que le remède ne pouvait être pire que le mal. Dit de manière plus claire: sauver des vies ne devait pas conduire à mettre en péril l’économie.

Face au débordement de son système de santé sous l’effet de la pandémie de Covid, l’Italie a dû mettre en place un système de triage des patients qui repose en particulier sur l’âge. Alertés par cette situation, de nombreux pays ont commencé à réfléchir aux règles de priorité qui devaient être appliquées si cela arrivait également chez eux.

Ces deux situations ont pour point commun de reposer sur une éthique utilitariste. On accepte de choisir de sacrifier certains êtres humains pour optimiser l’économie ou pour optimiser le nombre de vie qui sont sauvées dans un contexte de pénurie de matériel de soins. L’éthique utilitariste repose sur un calcul d’intérêt.

Quand le principe d’égale dignité des personnes devient secondaire

Très rapidement dans la presse de différents pays, des articles se sont multipliés pour discuter les règles à appliquer: âge, «score de fragilité»… Le plus souvent ont été écartés, sans même véritable réflexion, le «principe du premier arrivé, premier servi» ou encore le tirage au sort.

En effet, il apparaît moralement contre-intuitif à beaucoup de personnes que l’on attribue en premier un respirateur à une personne de 95 ans, qui risque de l’immobiliser pendant longtemps et de décéder, au détriment de la survie de personnes beaucoup plus jeunes et en meilleure santé1>Voir à ce sujet le sondage mené en Suisse par le laboratoire Ethix; accès: https://bit.ly/2Vpbsrw.

Pourtant, si véritablement nous accordions la primauté au principe d’égale dignité des personnes, nous ne pourrions pas accepter, quels que soient la situation ou le cas, d’effectuer un calcul pour déterminer s’il est légitime, en fonction de tel ou tel critère, d’accepter qu’une personne soit sauvée plutôt qu’une autre.

C’est pourquoi le fait que nous écartions, face à ce qui apparaît comme une situation de pénurie dans l’accès aux soins, le principe d’égale dignité des personnes conduit à s’interroger. Est-ce que cela veut dire que ce principe n’est en réalité pas si pertinent que cela? Ou est-ce que cela signifie que nous devrions nous interroger sur notre tendance à nous débarrasser rapidement de ce principe?

L’égale dignité, un idéal régulateur

Le fait de considérer l’égale dignité des personnes comme un principe absolu est une caractéristique de l’éthique déontologique inspirée du philosophe Emmanuel Kant. Celui-ci énonce en effet: «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen».

On peut penser que ce principe perd de sa pertinence dans une situation de pénurie et que c’est l’adaptation à la situation et la prise en compte des conséquences, telle qu’elle est promue par l’utilitarisme, qui est bien plus pertinente. Cependant, le fait que le nombre de répondants soit élevé dans un sondage et que la majorité s’accorde sur un choix éthique ne garantit pas que ce choix soit correct. En effet, l’utilitarisme repose sur l’optimisation du bien-être collectif. Il peut de ce fait se produire que la majorité, orientée vers un calcul d’optimisation du bien-être collectif, en arrive à discriminer un groupe minoritaire.

C’est de ce problème que se sont alertées en France les associations de personnes en situation de handicap. Certes, le «score de fragilité» semble être un critère médical objectif et ne désigne pas un groupe en particulier tel que les personnes les plus âgées, les personnes en situation de handicap ou de comorbidité. Néanmoins, on risque bien d’en arriver à une discrimination indirecte puisque les personnes les plus fragiles se retrouvent dans ces catégories. Parmi les personnes avec des comorbidités, on trouve également surreprésentées les personnes de classes sociales défavorisées.

Le principe d’égale dignité garde une importance fondamentale, même dans les situations de pénurie de ressources qui semblent imposer comme une évidente nécessité le principe d’optimisation des ressources. Le principe d’égale dignité des personnes vient nous alerter des risques de discrimination que comporte toujours tout critère qui vise à sélectionner les personnes qui peuvent ou non bénéficier d’une ressource.

Notes[+]

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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