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Les actions gouvernementales de lutte contre le coronavirus ont permis aux gouvernements de faire montre de leur ‘maîtrise’ de la situation. Dans le but de «faire croire qu’ils ‘maîtriseront’ encore à l’heure des comptes du dérèglement climatique?», s’interroge Jean-Claude Métraux.
Crise

Tout a été dit sur le coronavirus. Hormis une hypothèse: les politiques gouvernementales et leur acceptation docile ne signeraient-elles pas un magistral déni?

An 2019. Grèves du climat et des femmes. Jamais autant de monde dans les rues de ma cité! Après trente ans de sourde oreille aux avertissements des scientifiques, les consciences – quant à l’irréversibilité des bouleversements planétaires en cours – se réveillent. Mais beaucoup s’efforcent vite de chasser la déprime: il n’y a pas de quoi changer nos modes de vie et brider notre omnipotence; nous possédons les savoirs pour contrôler la situation; énergies renouvelables ou nuages de soufre dans l’atmosphère, nous y parviendrons! Bref, si le déni du réchauffement se fissure, d’autres dénis ne souffrent pas la moindre égratignure: nos hymnes à la croissance, au progrès, à la maîtrise de notre environnement et de nos comportements, le chœur des humains doit continuer de les chanter.

An 2020. Décomptes de morts et discours en boucles. Gouvernants du monde engagés dans une course aux enchères: radicalité de l’isolement, punition des récalcitrants, surveillance de nos déplacements, mise au rebut des plus âgés. Marché d’illusions: les puissants font mine de substituer notre santé à la finance au firmament de leurs préoccupations. Ils nous convaincraient presque qu’une soudaine évidence de notre vulnérabilité humaine a infléchi leurs politiques. Mais leur «but» premier ne serait-il pas plutôt de nous faire croire qu’ils maîtrisent, et qu’ils maîtriseront encore à l’heure des comptes du dérèglement climatique? Maigre consolation: ce déni trouverait alors sa source dans leur inconscient.

L’irruption du coronavirus, dès lors, semble du pain béni: la lutte était gagnée d’avance. Même si nos gouvernants ne faisaient absolument rien contre le Covid-19, partout et ad aeternam, ils crieraient un jour «victoire!». Sans la moindre prescription ou restriction, l’humanité se retrouverait, à terme, sur ses deux pieds. Le succès serait certes amer: nous ne connaîtrons jamais le prix, en décès, d’une telle passivité. Mais nous savons que 93% d’entre eux auraient touché les plus de 65 ans (âge moyen: 81 ans). Pas de quoi abattre une économie et une société! Pour scander une maîtrise à toute épreuve, rien de plus facile que de vaincre un «ennemi» battu d’avance.

«Vieux», nous sommes dorénavant vulnérables dès le gong de la retraite. (Tout ciblage de la vulnérabilité – enfants, femmes, SDF, requérants d’asile, personnes âgées, etc. – masque son caractère constitutif, propre à l’essence humaine). Nous devrions donc nous montrer reconnaissants: les «jeunes» font tout pour ne pas raboter notre bail de vie. Moins d’un an après avoir égayé nos villes à l’occasion des manifestations pour le climat, dont Lausanne – le 17 janvier 2020 encore, ils y étaient 10’000, Greta comprise, à espérer un autre monde –, ils se terrent, obéissant aux injonctions à «rester chez soi». La plupart se taisent, témoignant par leur silence d’une stratégie du choc1>Naomi Klein, La stratégie du choc, Actes Sud, 2008. assénée d’en haut? Les bombardements verbaux, apocalyptiques, des spécialistes et des décideurs clouent les citoyens de tout âge au présent, inhibant l’imagination d’un autre avenir: il s’agit d’abord d’assurer sa survie.

Depuis sept semaines, la maladie et la mort, paradoxalement, ont déserté nos pensées. Nous avons perdu notre habilité au deuil. A Pâques, l’ami de ma mère est décédé dans le home où tous deux résidaient. Impossible d’assister à ses funérailles ou de rencontrer ma mère pour partager son deuil. La mort déserte la scène sur la pointe des pieds: déni généralisé de notre finitude.

Il y a cent ans, le Traité de Versailles acculait l’Allemagne à une diète de survie. Déniant ses pertes, elle choisit la fuite en avant, affirmant une volonté de totale maîtrise: dictature, shoah, guerre. Avril 2020, les conditions, pour le monde entier cette fois, sont à peu près les mêmes. Il y a de quoi frémir.

Que faire? Reconnaître d’abord nos pertes. Notre volonté de maîtrise: défunte! Nos prétentions d’invulnérabilité et d’immortalité: défuntes! Notre quête de croissance et de progrès: défunte! Puis organiser des funérailles géantes pour enterrer nos cinq compagnons d’antan: maîtrise, invulnérabilité, immortalité, croissance, progrès. Et finalement, attelons-nous à leur deuil. Ce qui nous prendra du temps et ne nous épargnera pas la dépression; mais au moins nous préservera un soupçon d’avenir.

Notes[+]

Notre invité est pédopsychiatre et chargé de cours à l’université de Lausanne.

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