Dans les terres
Le colonel énumère toutes les villes et villages qui ont été repris par l’armée. Il crie les noms, comme sur une place d’armes. Puis un générique guerrier et anxiogène prépare le téléspectateur aux nouvelles du front. Alors que la guerre fait rage au nord, la plupart des Syriens que je rencontre suivent ces informations du coin de l’œil. La guerre a lassé tout le monde. Si je devais penser à un endroit où poser les montres molles de Dali, ce serait ici. L’ennui est une arme létale et anesthésiante. Elle bloque les petits projets, les grands aussi. Elle bloque l’imagination. Elle bloque les réveils, les matins et les vacances. Vivre dans un pays en guerre et sous embargo vous met au ban du monde.
Je rencontre Carole, Claire, Yousef, Hosam. Quand la guerre a commencé, ils avaient 14, 16, 22 et 24 ans. Aujourd’hui, dix ans après, où sont-ils? Que font-ils? Eux ne le savent pas. L’appel de l’étranger est là. Les mères ne veulent pas en entendre parler, les pères ne rêvent que de ça. On aurait dû partir avant, maintenant c’est trop tard. Mais maintenant, c’est quoi? Dans le salon enfumé, de sourdes rafales retentissent. «C’est les grosses KPV russes [mitrailleuses lourdes], nous dit-on, blasé. Ils essaient d’abattre des drones…»
En remontant à l’ouest de Homs, la tension est palpable. Ces plaines ont été libérées depuis peu. Je suis immédiatement repéré. J’inspire la peur. Je n’aurais jamais pensé qu’un Suisse pouvait faire peur… ça doit être mes cheveux gras. Un étranger dans une voiture syrienne avec des Syriens, ça n’est pas commun et ça rappelle de mauvais souvenirs. Alors aux checkpoints, on check. Ces jeunes soldats sont à bout. De forces, de vie, de joie. Leurs yeux craintifs, leurs visages pleins de crevasses me touchent profondément. Encore une fois, les Syriens incarnent tout ce que nous, Occidentaux, pouvons fantasmer lorsque nous pensons à l’hospitalité «à l’orientale».
En montant vers le Krak des Chevaliers, forteresse croisée du XIIe siècle, nous passons plusieurs petits hameaux détruits à l’arme légère. Ici, certaines cellules dormantes ont été activées dans le nord de la vallée, puis rejointes par des renforts, dont beaucoup d’étrangers. Depuis le Krak des Chevaliers occupé, des snipers abattaient des conducteurs à plus de cinq kilomètres en contrebas, dans la vallée. Youssef qui nous conduit nous explique qu’il fallait passer à minimum 120 km/h sur cette route pour éviter les balles. Qu’il était difficile de ne pas regarder les dizaines de véhicules accidentés, de biais sur la route, et leurs occupants transpercés. Le Krak des Chevaliers n’est jamais tombé du temps où ses guerriers se servaient de lances et de flèches. Même Saladin a échoué. Alors comment le prendre quand ses occupants déploient un armement contemporain ultra sophistiqué? Ce sont les miliciens des villages du bas qui ont mené la charge. Ceux que nous venions de croiser en faisaient probablement partie.
Le lendemain, nous partons à Tartous. Le checkpoint est imposant. Il faut dire que Tartous est le centre névralgique de la présence russe et la ville est ultra sécurisée. Un des soldats demande au conducteur de sortir de la voiture, ce qui n’est jamais bon signe. «C’est qui ce Suisse? – Un Suisse», répond notre chauffeur avec un accent lourd et coupant à la fois. En prononçant ce mot, j’ai soudain l’impression que son front, déjà imposant, double de volume. Je comprends que, à ce moment précis, il prend l’ascendant et que, malgré les [fusils d’assaut] AK-47 et les lunettes de soleil de ses interlocuteurs, l’homme de la côte a posé ses pieds dans cette guérite en les accrochant au plancher, à la manière d’une ancre gigantesque tractée par le poids du clan qui s’exprime à travers tous les pores de son visage rougeoyant.
«Qu’est-ce qu’il fout là? – Il a joué à l’opéra, c’est un cadeau pour notre pays, ton pays…», dit le chauffeur en s’avançant vers le soldat. «Ah ouais, parce que tu trouves que c’est un cadeau? J’ai perdu mon frère moi! Il n’a pas versé une goutte de sang lui! – Mais putain c’est un Suisse! Que veux-tu qu’il fasse, il ne va pas se battre pour nous! Tu dérailles! – Ouais mais j’ai perdu mon frère! – J’ai perdu tous mes cousins! Qu’essaies-tu de faire avec ces comparaisons absurdes?! – … Rien. – … Bon. On peut y aller? – Oui… Bienvenue…»
Sur cette chronique se clôt le carnet de voyage de Marc Perrenoud en Syrie, où le pianiste genevois a séjourné en février 2020.
Dernier album: Marc Perrenoud Trio, Morphée, Neuklang.